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L'EXPÉRIENCE "OPERA"

 

Paris, 31 mai 2010
Expérience OPERA : détection d'un premier candidat dans la recherche d'une preuve directe de l'oscillation des neutrinos

L'expérience OPERA (1) au Gran Sasso près de Rome, à laquelle participe le CNRS/IN2P3 (2) , a probablement détecté son premier neutrino de type tau. Ce neutrino proviendrait de la transformation, au cours de son voyage de 730 km, d'un des très nombreux neutrinos de type muon envoyés dans le faisceau CNGS du CERN. Pour parvenir à cette observation, les accélérateurs du CERN ont produit des milliards de milliards de neutrinos de type muons. Ce nombre est nécessaire vu la très faible capacité des neutrinos à interagir avec la matière. Ce résultat est important car l'observation de plusieurs événements de ce genre pourra constituer la preuve directe attendue depuis longtemps de l'oscillation (changement de saveur) des neutrinos, ouvrant ainsi la voie à une nouvelle et fascinante physique au-delà du Modèle Standard des particules et de leurs interactions.
Bien que la disparition de la saveur initiale du neutrino ait déjà été observée dans plusieurs expériences ces quinze dernières années, l'« observation directe » du changement de saveur des neutrinos, ou « oscillation », constitue la pièce manquante du puzzle et l'expérience OPERA est unique au monde dans cette perspective.

En 2006, la détection par OPERA, au Laboratoire souterrain du Gran Sasso de l'Institut national de physique nucléaire italien (INFN), des premiers neutrinos de type « muons » envoyés depuis le CERN avait marqué le début de la phase opérationnelle de l'expérience. Des recherches sophistiquées et d'une très haute précision spatiale (au niveau du micron) obtenue sur une cible de 1300 tonnes ont alors été lancées pour observer le signal très particulier pouvant être induit par les neutrinos de type « tau ».

Le détecteur d'OPERA est constitué d'environ 150 000 unités appelées briques, chacune d'entre elle équivalant à un appareil photo sophistiqué. Grâce à ces briques, alternant feuilles de plomb et films photo spéciaux, les chercheurs d'OPERA peuvent détecter tous les détails des événements neutrinos par une mesure précise des particules élémentaires produites par l'interaction du neutrino avec la brique.

Après 3 ans d'expérimentations, pendant lesquelles plusieurs milliers d'interactions de neutrinos ont été enregistrées et analysées, les chercheurs ont à présent peut-être réussi à mettre en évidence un premier candidat pour l'interaction d'un neutrino de type « tau », observé par le dispositif de détection d'OPERA. L'image représente le détail de la région qui entoure le point d'interaction du neutrino (venant de la gauche de l'image) produisant plusieurs particules dont les trajectoires sont reconstituées dans la brique. La présence d'une trajectoire avec un coude (rouge puis turquoise) est la probable signature de l'interaction d'un neutrino tau, avec un taux de probabilité d'environ 98%. L'image représente un volume de seulement quelques millimètres cube, mais riche d'informations pour reconstruire la physique de l'interaction.

Ce résultat crucial pour la physique du neutrino est le fruit d'une entreprise scientifique complexe, réalisée grâce aux compétences d'un grand nombre de chercheurs, techniciens, scientifiques et étudiants, et avec un engagement fort de la part des différents partenaires de ce projet : en particulier, les laboratoires hôtes du Gran Sasso et du CERN, le support financier majeur de l'Italie et du Japon, et les importantes contributions (moyens humains et financiers) de la France, l'Allemagne, la Belgique et la Suisse. Plusieurs chercheurs d'Israël, Corée, Russie, Tunisie et Turquie contribuent également au projet.

Quatre laboratoires de l'IN2P3/CNRS  ont été impliqués dans l'expérience OPERA.

Ils ont contribué dès le début à son élaboration et à sa construction. Ils ont en particulier conçu et réalisé dans leur totalité des éléments essentiels du détecteur, les trajectographes à scintillateur servant à localiser la brique dans laquelle se produit l'interaction neutrino, l'électronique de lecture ainsi que le système d'acquisition innovant “avec intelligence distribuée” de l'ensemble des détecteurs électroniques. Ils ont également mis au point le dispositif automatisé de manipulation des 150 000 briques. Dans les quatre dernières années, les laboratoires français ont fourni des contributions majeures dans l'analyse des données, incluant l'environnement de calcul et la base de données des événements, une des plus grandes bases relationnelles du monde. Cette activité a bénéficié d'un très fort support du Centre de Calcul de l'IN2P3 (CNRS), qui a offert ses ressources de calcul à l'ensemble de la collaboration.

 

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VITESSE DU NEUTRINO

 

Les neutrinos ne font décidément pas d'excès de vitesse


et aussi - 13/06/2012 par Fiorenza Gracci (832 mots)
Les physiciens de la collaboration internationale Borexino viennent de mettre fin définitivement à une controverse démarrée à l’automne dernier : les neutrinos ne se déplacent pas plus vite que la lumière.

Vendredi 8 juin, à l’occasion de la conférence biennale NEUTRINO 2012 à Kyoto, au Japon, plusieurs équipes internationales des laboratoires du Gran Sasso, en Italie, ont présenté conjointement leurs résultats sur un des sujets les plus discutés de l’année écoulée : la vitesse des neutrinos. En 2011, l’équipe de l'expérience OPERA avait en effet créé la surprise en détectant des neutrinos plus rapides que la lumière. Mais toutes les vérifications entreprises depuis vont dans le même sens : ils s’étaient trompés. Parmi les résultats présentés vendredi, les mesures de l'expérience Borexino sont particulièrement précises.

Les neutrinos sont des particules élémentaires qui n’interagissent presque pas avec la matière, et sont de ce fait très difficiles à étudier. On sait toutefois qu'ils possèdent une masse. Elle n'est pas connue avec précision, mais elle est très faible : des centaines de milliers de fois plus petite que celle des électrons. Les physiciens étaient donc certains qu'ils ne pouvaient pas se déplacer aussi vite que la lumière, en conformité avec la théorie de la relativité restreinte d’Einstein.

L'annonce, par des physiciens de la collaboration OPERA, qu'ils avaient détecté des neutrinos voyageant à une vitesse supérieure à celle de la lumière, a donc suscité de fortes réactions dans le monde de la physique. Plusieurs collaborations internationales ont rapidement entrepris de reproduire ces mesures, y compris OPERA elle-même. Leurs résultats ont été présentés ce vendredi 8 juin.

Ces expériences reposent sur un accélérateur de particules du CERN, logé dans un tunnel souterrain près de Genève, qui produit des faisceaux de protons. Ceux-ci frappent une cible de graphite, se désintègrent et produisent des neutrinos, qui ensuite voyagent pendant 732 kilomètres, jusqu'aux détecteurs des laboratoires souterrains du Gran Sasso, dans le centre de l’Italie. Là, à 1 400 mètres sous les montagnes, les physiciens peuvent mesurer le temps d’arrivée des neutrinos pour le comparer à celui des photons.

Toutes les équipes du Gran Sasso, LVD, ICARUS, OPERA et Borexino, qui en temps normal étudient différentes propriétés des neutrinos, ont effectué ces mesures de vitesse. En mars 2012, l’équipe ICARUS avait donné, la première, des résultats incompatibles avec ceux d'OPERA. Puis OPERA elle-même, à l’aide des données de l’équipe LVD, a démontré que ses données étaient biaisées. En avril dernier, suite à la découverte que des défaillances techniques avaient faussé les mesures, deux responsables d’OPERA, Antonio Ereditato et Dario Autiero, avaient présenté leurs démissions.

« Mais les mesures de Borexino étaient attendues car elles sont les plus fiables, dotées de la meilleure précision », affirme Davide Franco, du laboratoire Astroparticule et Cosmologie de l’Université Paris-Diderot, et membre de l’expérience Borexino. En effet, en vue d’effectuer ces mesures de vitesse, l’instrumentation a été considérablement améliorée : « Les nouveaux systèmes de détection et de chronométrage ont permis d’atteindre une résolution de quelques nanosecondes », indique Daniel Vignaud, du même laboratoire.

Les neutrinos (v) provenant de l’accélérateur de particules produisent des muons (µ) qui passent dans le scintillateur où ils émettent un flash lumineux, que les physiciens utilisent pour chronométrer leur arrivée (crédit : Borexino)

Arrivé au Gran Sasso, le faisceau de neutrinos provenant du CERN interagit avec la roche environnante, produisant des muons. Ce sont ces derniers qui sont captés par les appareils de Borexino. Le détecteur, au centre, est une sphère de 8,5 mètres de diamètre contenant 100 tonnes d’un liquide appelé scintillateur. Au passage d’un muon, celui-ci émet un photon, et ce signal lumineux est enregistré.

Selon les résultats de Borexino, présentés vendredi 8 juin, les neutrinos ne vont pas plus vite que la lumière, leurs vitesses étant statistiquement identiques.« D’après nos mesures, l’écart de temps de parcours entre neutrinos et photons est de l’ordre de la nanoseconde, avec une erreur de quelques nanosecondes, donc largement inférieur aux 62 nanosecondes mesurées initialement par OPERA », précise Daniel Vignaud. Bien que les mesures effectuées par Borexino reposent sur le même accélérateur du CERN, elles utilisent un système satellitaire de chronométrage différent et sont donc bien indépendantes de celles d’OPERA.

Pour autant, le dernier mot n’est peut-être pas dit, comme le suggère un autre spécialiste des neutrinos qui était présent à la conférence à Kyoto. Ryan Nichol, du Groupe de Physique des Hautes Energies du University College à Londres, reste de l’avis que « même si cette expérience montre bien l’excellente précision du détecteur de Borexino, une vérification entièrement indépendante reposant sur un équipement complètement différent resterait toujours très intéressante à réaliser ».

Toujours est-il que les spécialistes des neutrinos vont pouvoir sereinement retourner à leurs études initiales. Car, comme le précise Gianluigi Fogli, de l'Université de Bari et de l’Institut national de Physique nucléaire italien, « la mesure de la vitesse des neutrinos est peu parlante et donc peu utile en soi. Comme il est impossible de la mesurer avec exactitude, elle ne pourra pas servir à calculer la masse du neutrino. En somme, elle reste tout à fait secondaire par rapport aux recherches sur les diverses propriétés des neutrinos menées par les expériences ICARUS, LVD, OPERA et Borexino ».

Par Fiorenza Gracci

 

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VITESSE DU NEUTRINO

 


« Ce qui compte, c'est que nous avons mesuré la vitesse du neutrino »


portrait - par Denis Delbecq dans mensuel n°470 daté décembre 2012 à la page 70 (1698 mots) |
Coordinateur discret de l'expérience internationale Opera sur les neutrinos, le physicien Dario Autiero s'est retrouvé sous les projecteurs l'an dernier en annonçant que la particule semblait aller plus vite que la lumière.

C'est l'histoire d'une particule, un neutrino, qui n'aurait jamais dû arriver en avance. L'histoire, aussi, d'un physicien trahi par un câble mal branché. Expérimentateur de renom, Dario Autiero s'était mis en tête, avec une vingtaine de physiciens, de mesurer la vitesse des neutrinos, particules qui n'interagissent presque pas avec la matière. En septembre 2011, le résultat est rendu public : la particule serait plus rapide que la lumière, en violation de la théorie de la relativité d'Einstein. Neuf mois et de nombreuses expériences plus tard, le neutrino est rentré dans le rang. Le héros de l'histoire n'a pas pour autant perdu sa soif de comprendre.

« Maintenant que cette période un peu folle est achevée, j'ai retrouvé mon état fondamental », sourit Dario Autiero. Sa voix douce dévoile ses origines italiennes. Elle ne laisse paraître ni lassitude ni déception. Dans son bureau de l'institut de physique nucléaire de Lyon, le quadragénaire grisonnant affiche une passion intacte pour la science. « Ça remonte à mon enfance, raconte le physicien. À 7 ans, j'ai remarqué, sur un étalage à Venise, une série de jolis livres qui expliquaient les atomes, les molécules et toutes ces choses. J'ai convaincu mon grand-père de me les offrir. J'étais surpris d'apprendre que le son et la lumière n'ont pas la même vitesse. J'ai alors compris que c'est la physique qui tente de répondre aux questions essentielles sur notre monde. »

Son appétit grandit au cours de l'adolescence. « Pendant les vacances, j'allais à la plage le matin, puis je me plongeais dans des livres universitaires. » Né dans une famille où les nombres s'alignent en tableaux - un père économiste et une mère experte-comptable -, le jeune Dario rejoint l'université de Pise. Sa thèse de doctorat, soutenue en 1991, portait sur l'étude des propriétés magnétiques d'une particule élémentaire, le boson W.

« Il était très méticuleux, se souvient Vincenzo Cavasinni, qui dirigea son doctorat. Il revérifiait maintes fois ses résultats. Ensuite, il est parti travailler à l'Organisation européenne de recherche nucléaire (CERN), à Genève, mais on est toujours resté en contact. » Dans ce temple de la physique des particules, Dario Autiero rejoint l'expérience Nomad sur les « oscillations » des neutrinos.

Cette particule existe sous trois formes, et passe spontanément de l'une à l'autre. Nomad a pour but de surprendre de rares neutrinos de type « mu » qui se transforment en neutrinos « tau ». « Ces études doivent répondre à des questions sur l'origine de la masse et de la matière noire dans l'Univers », précise Dario Autiero.

Au démarrage de Nomad, les physiciens calculent qu'il suffit de placer les détecteurs à un kilomètre de la source de neutrinos. Mais il apparaît qu'il faut laisser les particules parcourir plusieurs centaines de kilomètres pour espérer observer la transformation de quelques-unes. D'où l'idée de la collaboration internationale Opera, démarrée en 2000 : orienter un faisceau de neutrinos produit au CERN vers le laboratoire souterrain de Gran Sasso, en Italie, à 732 kilomètres de là.

Quand, en 2002, le CERN se retire d'Opera faute de moyens, Dario Autiero rejoint l'institut de physique nucléaire de Lyon, au CNRS. Il est alors dirigé par Yves Déclais, porte-parole de la collaboration. « Dario Autiero est une référence mondiale en physique, souligne celui-ci, aujourd'hui chercheur émérite. Il a fait partie du noyau dur d'Opera, les trois ou quatre personnes qui ont été essentielles à sa conception et sa mise en oeuvre. »

Règle non graduée
Dario Autiero se passionne aussi pour la géodésie et les horloges atomiques. « On s'est dit qu'en améliorant le système de synchronisation avec le CERN, on pourrait mesurer le temps de parcours des neutrinos et en déduire leur vitesse, tout en conduisant nos expériences sur les oscillations », explique-t-il. Opera reçoit des équipements complémentaires pour chronométrer les neutrinos et déterminer la position du laboratoire.

Les chercheurs procèdent en aveugle, pour éviter tout préjugé. « Les données étaient enregistrées dans le cadre d'une configuration technique plus ancienne, qui remontait à 2006. C'est un peu comme si nous avions mesuré une longueur avec une règle non graduée, puis comparé les différentes mesures pour vérifier qu'elles se recoupent, avant de recalibrer le résultat pour connaître sa valeur. Ce n'est qu'au printemps 2011 que nous avons calculé la distance entre le CERN et Gran Sasso avec une incertitude de 20 centimètres et déterminé le temps de vol à dix nanosecondes près. » Dario Autiero et son étudiante de thèse, Giulia Brunetti, découvrent alors l'inimaginable : au terme d'un voyage de 2,5 millisecondes, les neutrinos arrivent avec 60 milliardièmes de seconde d'avance sur le temps que mettrait de la lumière sur la même distance.

« Nous étions persuadés qu'il y avait une erreur. Nous avons gardé ça pour nous et entrepris de tout vérifier », précise-t-il. Les ordinateurs, les cartes électroniques, les détecteurs... L'influence, millimétrique, des marées de l'écorce terrestre. L'effet du séisme de l'Aquila en 2009, qui a déplacé le laboratoire de 7 centimètres, etc. Après deux mois d'un travail acharné avec la vingtaine de personnes impliquées, tout a été passé au peigne fin, croient alors les chercheurs. « Nous n'avons pas trouvé de biais. Nous avons donc prévenu les responsables de la collaboration, créé un groupe de travail qui a entrepris d'autres vérifications, et enfin averti l'ensemble des membres d'Opera», se souvient Dario Autiero.

Rumeur et fuite
L'information n'aurait pas dû filtrer, le temps que d'autres groupes confirment ou infirment le résultat. Mais Opera rassemble près de 170 scientifiques, ce qui rend le secret difficile à garder. Un séminaire public est donc prévu à Genève le 23 septembre 2011. Hélas, informé de la rumeur deux jours plus tôt, le physicien - retraité - Antonio Zichichi, père du laboratoire de Gran Sasso, appelle le quotidien italien Il Giornale, qui relaie la nouvelle dans son édition du 22 septembre, rejoint quelques heures plus tard par l'influent New York Times.

Le lendemain, à Genève, chercheurs et journalistes écoutent, médusés, les explications de Dario Autiero. « Je n'ai pas parlé de découverte. Nous avons détaillé notre méthode et ce résultat anormal pour inciter d'autres équipes à faire leurs propres expériences », se défend celui-ci. Malgré cette prudence, de nombreux journalistes évoquent un bouleversement de la physique. « Les médias français ont réagi sans sensationnalisme, souligne le physicien. Mais en Italie et dans les pays anglo-saxons, il y a eu de tout. »

Des dizaines d'articles scientifiques sont diffusés sur le site de prépublication Arxiv. « Je passais mes nuits à répondre aux journalistes, aux chercheurs et même à des particuliers qui avaient chacun, bien sûr, une explication théorique », se souvient-il. Chez les physiciens, le scepticisme est de mise. Le théoricien italien Gian Guidice, du CERN, dira que l'explication théorique la plus plausible qu'il a entendue est qu'en Suisse les neutrinos voyagent à la vitesse de la lumière, mais que sitôt la frontière italienne franchie, ils ne respectent plus les limites de vitesse !

À l'automne 2011, des chronométrages - plus précis - renforcent la confiance du groupe de travail, qui soumet un article au Journal of High Energy Physics (JHEP) le 17 novembre. Mais début décembre, une série de vérifications laissent penser qu'un connecteur de fibre optique était mal branché, fait attesté depuis par une photographie découverte dans un dossier. De quoi surestimer la vitesse des neutrinos. Parallèlement, un défaut d'électronique est repéré, qui agit dans le sens inverse. « Le 23 février 2012, j'ai donc demandé au JHEP de mettre en attente l'article, qui avait été accepté. Tout le monde a travaillé jusqu'au bout sans compter, jour et nuit. »

En mai, Opera et trois autres expériences indépendantes de Gran Sasso mettent enfin un terme à l'incertitude : le neutrino ne va pas plus vite que la lumière. Entre-temps, une motion circule au sein de la collaboration pour « renverser » Dario Autiero et le porte-parole d'Opera Antonio Ereditato, autre Italien, basé, lui, à l'université de Berne, en Suisse. En mars, les deux physiciens démissionnent. Pour Yves Déclais : « Cette affaire n'était qu'un prétexte. Les Italiens de Gran Sasso n'ont jamais pardonné à Dario d'avoir choisi le CNRS plutôt que leur laboratoire. »

Ce dernier affirme être heureux de son nouveau sort : « La coordination d'Opera me prenait beaucoup de temps. J'en ai plus aujourd'hui pour faire de la physique. » Il jette un voile pudique sur la manière dont il a traversé ces épreuves. « Ces centaines de courriels et de coups de fil quotidiens, c'était à la limite de l'inhumain. Mais ce qui compte, c'est que l'objectif est atteint : une mesure très fine de la vitesse des neutrinos qui marie la physique des particules et les techniques de métrologie du temps et de l'espace. Cela n'avait jamais été fait. »

À entendre Vincenzo Cavasinni, il a été plus affecté qu'il ne le dit. « Dario était triste, très touché. Il a même parlé d'abandonner la physique. Je ne m'explique pas qu'ils aient pu passer à côté d'un tel biais alors qu'ils ont vérifié des effets physiques très subtils ; je lui ai rappelé que l'erreur fait partie de la science, et qu'on doit la gérer de manière honnête. Et c'est ce qu'il a fait. » Yves Déclais regrette aussi cette erreur « grossière » :« Mais il a eu raison de mettre son résultat sur la table, et il peut être fier d'avoir conduit jusqu'au bout ce travail, qui reste une vraie première. Certains sont très forts pour commenter le travail des autres. Ils oublient qu'il y a eu beaucoup d'erreurs dans l'histoire de la physique des neutrinos. »

Par ailleurs, l'objectif initial d'Opera a été atteint : deux neutrinos tau ont été observés dans le faisceau de neutrinos mu, en 2010 et 2012. Et le dépouillement des données continue. Mais déjà, Dario Autiero a le regard tourné vers l'avenir. « Notre groupe de Lyon participe à un projet de mesure des oscillations de neutrinos sur une distance plus grande encore. Nous espérons installer un détecteur géant au fond d'une mine en Finlande, à 2 300 kilomètres du CERN. »

Par Denis Delbecq

 

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LE SPIN

 


Albert Fert : Vive l'électronique de spin !


entretien - par Albert Fert dans mensuel n°370 daté décembre 2003 à la page 67 (2227 mots) | Gratuit
Si les disques durs de nos ordinateurs contiennent aujourd'hui jusqu'à 200 gigaoctets, c'est grâce à la magnétorésistance géante, découverte en 1988 dans un laboratoire français par le physicien Albert Fert. Celui-ci reçoit ce mois-ci la médaille d'or du CNRS, la plus grande distinction de l'organisme de recherche.

LA RECHERCHE : Avec 2 455 citations en quinze ans, votre article sur la découverte de la magnétorésistance géante GMR est l'un des plus cités en physique [1]. Il est à la base d'un nouveau type d'électronique, l'électronique de spin. Comment avez-vous découvert ce phénomène ?

ALBERT FERT : Le concept de la GMR est venu d'idées sur la conduction électrique dans des métaux ferromagnétiques fer ou nickel par exemple que Ian Campbell, mon directeur de thèse, et moi-même avions développées vers 1970 au laboratoire de physique des solides d'Orsay Essonne. Cependant, entre ces idées de physique fondamentale et la découverte de la GMR, en 1988, il a fallu attendre les avancées technologiques qui, vers le milieu des années quatre-vingt, ont commencé à permettre la fabrication de multicouches, des empilements de couches extrêmement minces de métaux différents.

En 1986, j'ai établi une collaboration avec le laboratoire central de recherche de Thomson-CSF qui maîtrisait une technique de dépôt sous ultravide appelée « épitaxie par jets moléculaires ». Il nous a ainsi été possible de fabriquer des multicouches de bonne qualité dans lesquelles les épaisseurs individuelles des couches ne dépassaient pas 1 ou 2 nanomètres. Nous avons découvert la GMR sur des multicouches alternant des couches de fer et de chrome. Si l'on prenait en compte les résultats de ma thèse sur la conduction électrique dans le fer, on devait s'attendre à provoquer une diminution de la résistance électrique de la multicouche en alignant les aimantations de couches de fer par un champ magnétique. Dans nos expériences de 1988, la résistance des multicouches fer/chrome diminua par un facteur deux. C'était une variation beaucoup plus grande que celle obtenue dans la plupart des matériaux par application d'un champ magnétique. Nous avons appelé le phénomène « magnétorésistance géante » ou giant magnetoresistance GMR.

Cette magnétorésistance attira très rapidement l'attention des industriels, car elle pouvait être utilisée pour détecter facilement un faible champ magnétique, par exemple pour la lecture d'enregistrements magnétiques. La découverte de la GMR donna aussi le coup d'envoi d'un nouveau domaine de recherche, que l'on appelle maintenant « électronique de spin » ou « spintronique », et qui exploite les propriétés de nanostructures magnétiques.

Quel phénomène est en action dans la GMR ?

ALBERT FERT : Le courant électrique dans un conducteur est transporté par les électrons dont une caractéristique quantique est le spin [2]. On peut imaginer le spin comme une minuscule aiguille de boussole portée par l'électron et associée à la rotation de l'électron sur lui-même. Sir Nevill Mott, prix Nobel britannique de physique en 1977, avait déjà suggéré dans les années trente que, dans un métal ferromagnétique, les électrons ayant des spins parallèles ou antiparallèles à l'aimantation devaient transporter des courants différents. Ma thèse de 1970 sur les propriétés de conduction des métaux ferromagnétiques avait ensuite éclairé le problème. J'avais ainsi montré que certains métaux ou alliages ferromagnétiques laissent passer un courant d'électrons dont le spin est parallèle à leur aimantation, tandis qu'ils arrêtent presque totalement les électrons dont le spin est orienté en sens opposé. Dans les années soixante-dix, quelques équipes, à Strasbourg ou à Eindhoven chez Philips, ont poursuivi ce type d'études. Cependant, ce ne fut pas vraiment un domaine de recherche à la mode jusqu'à la découverte de la GMR et l'essor de l'électronique de spin. Dans le cas des multicouches fer/chrome, quand deux couches de fer ont des aimantations opposées, l'une arrête les électrons de spin haut, l'autre ceux de spin bas, la résistance est alors très élevée.

C'est la technologie qui a permis cette avancée en recherche fondamentale ?

ALBERT FERT : L'électronique de spin est née d'une rencontre entre des idées de physique fondamentale et des progrès technologiques, comme c'est le cas dans de nombreux domaines de la physique. Les nanotechnologies permettent d'élaborer, à l'échelle du nanomètre, les architectures de l'électronique de spin multicouches, nanofils, boîtes quantiques, etc., mais aussi de les caractériser, d'en avoir une image précise. Car il ne suffit pas de savoir fabriquer, il faut aussi pouvoir vérifier ce qu'on a voulu fabriquer.

D'un point de vue plus général, on peut dire que ces technologies relancent aujourd'hui de manière extraordinaire la physique de la matière condensée. Une belle physique se développe dans le domaine des nanotubes de carbone, de la nanoélectronique, des structures pour électronique moléculaire, etc. Dans les années quatre-vingt, j'avais le sentiment que la physique de la matière condensée patinait un peu et que, dans l'étude des solides naturels, on commençait à « couper les cheveux en quatre ». Pierre-Gilles de Gennes avait exprimé aussi cette idée. Mais il y a toujours des surprises. Les nanotechnologies, en permettant au chercheur de donner libre cours à son imagination pour créer de nouvelles associations d'atomes ou de molécules, en privilégiant aussi les caractéristiques quantiques des phénomènes, ont ouvert des voies nouvelles et fascinantes à la recherche.

Et, en même temps, elles ont ouvert la voie à des applications... On disait que le stockage des données allait buter sur des limites théoriques. Vous avez prouvé le contraire.

ALBERT FERT : Effectivement, des idées nouvelles peuvent repousser certaines limites. Avant la GMR, la densité d'information stockée sur un disque dur était limitée par l'impossibilité de détecter des champs magnétiques très faibles, et donc de lire des inscriptions magnétiques bits très petites. La réponse « géante » à un tout petit champ magnétique des têtes de lecture actuelles à GMR a permis de diminuer la taille des bits et d'augmenter d'environ un facteur cent la densité d'information stockée sur un centimètre carré de disque dur ! La capacité de certains disques durs dépasse maintenant les 200 gigaoctets. La prochaine génération n'utilisera plus la GMR classique mais, pour une sensibilité encore meilleure, la GMR en courant perpendiculaire aux couches. Une limite à la diminution de la taille des bits pourrait venir des fluctuations thermiques de bits de quelques nanomètres, mais diverses parades sont déjà étudiées avec certains nouveaux matériaux.

Vous ne vous êtes pas arrêté là. Où vous ont mené vos recherches ?

ALBERT FERT : L'électronique de spin se développe aujourd'hui dans de nombreuses nouvelles directions. Une propriété très étudiée est la magnétorésistance de jonctions tunnel TMR, qui apparaît quand deux couches ferromagnétiques sont séparées par une couche isolante. C'est un peu comme la GMR, mais le mode de transport des électrons à travers l'isolant est un phénomène quantique appelé « effet tunnel ». La TMR avait déjà été observée en 1975 par un chercheur français, Michel Jullière, mais c'est seulement en 1995 qu'une équipe du MIT a relancé son étude. Notre équipe a contribué à la compréhension des mécanismes physiques de la TMR et a aussi obtenu des records de magnétorésistance en utilisant de nouveaux types de matériaux ferromagnétiques.

La TMR aura des applications importantes sur la réalisation de MRAM Magnetic Random Access Memory, des mémoires vives qui devraient concurrencer, voire remplacer, les mémoires à base de semi-conducteurs de type DRAM ou SRAM des ordinateurs actuels. Ces dernières ont un caractère volatil : l'information mémorisée « meurt » dès que l'on éteint l'ordinateur. Il faut la stocker sur le disque dur avant l'arrêt de l'ordinateur et la recharger au redémarrage ou à l'appel d'un logiciel, ce qui ralentit le fonctionnement. Ces opérations ne seront plus nécessaires avec les MRAM dont la mémoire est permanente. Les DRAM et SRAM nécessitent aussi un « rafraîchissement » de leur mémoire environ toutes les 10 millisecondes, et consomment donc de l'énergie en dehors de leur période de travail effectif. La consommation des MRAM permanentes sera nettement plus faible, d'où également un avantage certain pour l'électronique nomade. Deux consortiums, Altis impliquant IBM et Infineon, filiale de Siemens et Motorola avec ST-Microelectronics et Philips, annoncent des MRAM pour 2004 ou 2005. Les premiers développements industriels auront lieu en France, à Corbeil-Essonne pour Altis, et à Crolles près de Grenoble pour l'autre consortium.

Quel est l'avenir de l'électronique de spin ?

ALBERT FERT : De nombreux phénomènes nouveaux apparaissent. Par exemple, nous développons actuellement des expériences dans lesquelles nous renversons l'aimantation d'une couche de cobalt sans appliquer de champ magnétique, mais seulement en y injectant des électrons au spin sélectionné. Dans d'autres expériences, nous manipulons les spins des électrons d'un semi-conducteur. Cette fusion avec l'électronique classique est une évolution intéressante. On profitera, entre autres, du couplage avec l'optique que permettent les semi-conducteurs. À plus longue échéance, nous avons tous à l'esprit l'ordinateur quantique dans lequel on ne combine plus des données binaires, mais des états d'objets quantiques [3]. Le spin offre une des possibilités intéressantes. Ce n'est pas la seule, mais il faut explorer cette voie en même temps que d'autres.

La course aux brevets est très vive dans votre secteur. L'Allemand Peter Grünberg a publié le même genre de résultats quelques mois après votre article de 1988, mais il a été le premier à déposer le brevet correspondant au dispositif de fabrication. Comment est-ce possible ?

ALBERT FERT : Vous voulez parler du brevet de la GMR ? L'équipe de mon ami Peter Grünberg en Allemagne et la mienne avons découvert la GMR à peu près simultanément. Les résultats de Grünberg étaient moins spectaculaires, mais il s'agissait du même phénomène et nous partageons donc la découverte. Nous avons publié avant nos collègues allemands, mais notre brevet a été enregistré après le leur, et donc trop tard. Pour ce premier brevet, nous avons ainsi raté un bon coup. Mais c'est la loi dans ce genre de sport. Pour la seconde génération de têtes de lecture et pour d'autres applications, nous avons en revanche des brevets qui tiennent parfaitement la route.

IBM, Siemens et Bosch vantent la technologie de la GMR et l'utilisent dans de nombreux capteurs. Même dans des endroits insoupçonnés.

ALBERT FERT : Si l'application la plus importante de la GMR est la lecture des disques durs informatiques, une autre est la réalisation de capteurs de champ magnétique. Il y en a beaucoup dans une automobile : un aimant tourne avec un rotor et un capteur détecte son passage pour mesurer la vitesse de rotation ou synchroniser un changement de vitesse. Siemens et Bosch ont développé des capteurs à GMR que l'on trouve un peu partout, non seulement dans des voitures, mais aussi des appareils domestiques. J'ai été étonné de retrouver la GMR dans les potentiomètres sans contact d'un lave-vaisselle !

Vous avez monté un laboratoire mixte CNRS-Thalès. Qu'est-ce que cela vous apporte ?

ALBERT FERT : Nous sommes toujours immergés dans la communauté de recherche fondamentale, mais travailler avec l'industrie nous donne aussi une bonne vision des enjeux industriels, qui me manquait quand j'étais à l'université. Et cela favorise bien sûr le transfert de connaissances entre recherches fondamentale et appliquée. La création en 1995 de l'unité mixte CNRS-Thalès, également associée à l'université Paris-Sud, nous a permis de bénéficier de moyens technologiques qui étaient encore peu développés dans les laboratoires universitaires.

Cela change actuellement. Le ministère de la Recherche est en train de créer, avec le CNRS et le CEA, des plates-formes technologiques comme celle, consacrée aux micro- et nanotechnologies, qui est associée au projet Minerve à Orsay ou encore Minatech à Grenoble. Ces plates-formes regroupent des moyens technologiques qui sont mis à la disposition des laboratoires.

Dans le budget de la recherche 2004, le ministère pousse les initiatives privées en finançant l'industrie, tout en diminuant en euros constants les ressources de la recherche fondamentale. Est-ce la bonne méthode ?

ALBERT FERT : On parle toujours de rattraper les 3 % du PIB mais, chaque année, le budget déçoit. Mon parcours personnel m'a montré que les avancées technologiques apportées par ma recherche ont pris racine dans certains de mes travaux fondamentaux très antérieurs. Et mon expérience actuelle ne fait que confirmer combien il est fructueux de coupler la recherche fondamentale et le développement industriel. Malheureusement, la recherche fondamentale est le parent pauvre des choix ministériels. Notre pays ne réfléchit pas à son avenir économique dans quinze ans.

Outre-Altantique, des voix commencent à s'élever contre les nanotechnologies. Un peu comme avec les OGM, il y a une réticence d'une partie de la société, qui imagine des nanorobots se dupliquant atome par atome et prenant le pouvoir sur les citoyens. Y a-t-il une réflexion de la part du monde de la recherche ou de l'industrie sur l'impact de ces technologies ?

ALBERT FERT : On est toujours effrayé par ce que l'on ne connaît pas, d'où l'importance pour les scientifiques de communiquer et d'expliquer. À mon avis, il n'y a pas de dangers spécifiques liés aux nanotechnologies. La GMR est utile si elle permet aux scanners et aux appareils d'IRM des hôpitaux de gérer et de stocker des données médicales plus précises, si elle permet aussi de suivre le parcours, dans le corps humain, de nanoaimants fixés à des molécules qui viennent se coller à des cellules cancéreuses pour les localiser. Les MRAM me seront également utiles si elles m'évitent la perte de mon document quand mon ordinateur « plante ». Par ailleurs, il faut que la société se questionne sur d'autres utilisations potentielles. Pour prendre un exemple bien connu, il faut bien sûr légiférer pour éviter que la puissance de l'informatique ne soit utilisée à la réalisation de fichiers qui portent atteinte aux libertés des citoyens.

Propos recueillis par Jacques-Olivier Baruch

Photos : Bruno Fert

Par Albert Fert

 

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