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SÉMANTIQUE

 

 

 

 

 

 

 

        SÉMANTIQUE, subst. fém. et adj.    I. − Subst. fém.
A. − LINGUISTIQUE
1. Étude d'une langue ou des langues considérées du point de vue de la signification; théorie tentant de rendre compte des structures et des phénomènes de la signification dans une langue ou dans le langage. Sémantique analytique, générative, logique, structurale; sémantique descriptive, interprétative; sémantique comparée, diachronique, historique, synchronique; sémantique lexicale, narrative; sémantique paradigmatique, syntagmatique; sémantique de l'énoncé, de la phrase; rapports entre syntaxe et sémantique. Opposée tantôt au couple phonétique-phonologie, tantôt à la syntaxe (plus particulièrement en logique), la sémantique est une des composantes de la théorie du langage (ou de la grammaire) (Greimas-Courtés1979).V. sémasiologie ex. de Rey:
1. Nous définirons (...) le mot comme l'unité sémantique minima de la parole. (...) La science du mot s'appelle lexicologie. Elle comportera deux subdivisions, selon qu'on s'intéresse au nom ou au sens. L'aspect formel des mots est examiné par la morphologie (...). Les significations lexicales constituent le domaine de la sémantique [it. ds le texte]. S. Ullmann, Précis de sém. fr., Berne, éd. A. Francke, 1952, p. 33.
− P. ext., rare. Étude (et théorie) d'un système de signification quel qu'il soit. Synon. sémiotique.Sémantique linguistique, musicale, cinématographique. Le sous-sol de l'âme, − ce que le meilleur philologue Beethovenien (je pourrais dire: le maître de sémantique Beethovenienne) Heinrich Schenker, a nommé l'« Urlinie », le « Lichtbild des Seelenkernes » (Rolland,Beethoven, t. 1, 1937, p. 23).
2. En partic. [Dans le cadre de la sémiotique classique de Ch.-W. Morris, et p. oppos. aux deux autres composantes de celle-ci, la syntaxe et la pragmatique] Étude générale de la signification des signes conçue comme une relation entre les signes et leurs référents. (Ds Rey Sémiot. 1979).
B. − LOG. [Dans un lang. formalisé, p. oppos. à la syntaxe qui expose l'alphabet utilisé, les règles de construction des expressions bien formées, ainsi que les règles de déduction opérant à partir des axiomes] Ensemble des aspects du système logique relatifs aux notions de satisfaction et de vérité. Les logiciens du cercle de Vienne, et principalement Carnap, en sont venus à considérer la logique d'abord comme une syntaxe générale et ensuite comme complétée par une sémantique (la tendance récente (...) qui atténue singulièrement la rigueur du système, consistant à la compléter encore par une pragmatique) (Traité sociol.,1968, p. 233).Il est bien difficile de fixer le sens d'un mot qui désigne, non pas un objet immuable comme une racine cubique, mais une discipline en plein développement. La frontière même de la sémantique et de la syntaxe est incertaine (VaxLog.1982, p. 139, s.v. syntaxe).
Rem. La sémantique peut traiter aussi des structures qui satisfont aux formules et prend alors le nom de théorie des modèles.
II. − Adjectif
A. − [Corresp. à supra I A 1] LING.
1. Qui est relatif à la sémantique, qui a rapport à la signification d'un mot ou d'une structure linguistique. Changement, évolution sémantique; contenu, trait sémantique; analyse, description sémantique; théorie sémantique. Le sens du signe dans le discours est une représentation dans laquelle se combinent la valeur sémantique en langue, telle qu'elle est définie par la convention, et la valeur de situation qui dérive de l'énoncé (Langage,1968, p. 454):
2. ... il est deux lois sémantiques (...). L'une a trait à l'usure des sens. Elle porte que le mot s'épuise avant l'idée et laisse aisément altérer, s'il ne la perd, − plus l'idée est de soi vive et frappante − sa vertu expressive. (...) La seconde (...) porte que le sens commun, en matière de langage, dispose d'un instinct qui ne le trompe guère; qu'il perçoit exactement (...) les plus menues variations d'un sens; qu'il peut enseigner l'écrivain lui-même, et qu'aux Halles on n'apprend pas seulement à parler, mais à entendre. Paulhan,Fleurs Tarbes,1941, p. 77.
♦ Champ sémantique. Ensemble des mots, des notions se rapportant à un même domaine conceptuel ou psychologique. La méthode d'analyse des champs sémantiques élaborée par l'Allemand J. Trier permet de montrer que l'articulation d'une même région notionnelle peut varier selon les langues ou les états successifs d'une même langue (Ducrot-Tod.1972, p. 176).
− [Dans une gramm. générative]
♦ Composant ou composante sémantique. Composant interprétatif traduisant les suites de morphèmes engendrés par la syntaxe en un métalangage permettant de donner une représentation de la signification des phrases. La composante sémantique d'une grammaire (...) a pour fonction d'interpréter les structures syntaxiques en termes de sens − autrement dit, d'attribuer une signification (ou plusieurs, dans le cas des phrases ambiguës) aux structures engendrées par la syntaxe (et le lexique) (N. Ruwet, Introd. à la gramm. générative,1967, p. 332).
♦ [P. oppos. à asémantique] Phrase sémantique. Phrase qui a un sens, qui est acceptable du point de vue du sens. Une phrase qui n'est pas sémantique est dite asémantique (ReySémiot.1979).
− Empl. subst. masc. [Chez Benveniste, p. oppos. au sémiotique] Mode de signifiance d'un signe engendré par le discours. V. sémiotique II B 2 ex. de Benveniste.
2. [Corresp. à supra I A 2] Qui est relatif, appartient à la signification, à la relation entre les signes et leurs référents. [Morris] distingue (...) entre les dimensions sémantique, syntaxique et pragmatique d'un signe: est sémantique la relation entre les signes et les designata ou les denotata; syntaxique, la relation des signes entre eux; pragmatique, la relation entre les signes et leurs utilisateurs (Ducrot-Tod.1972, p. 117).
B. − LOG. Système sémantique. Synon. de sémantique (supra I B). (Dict. xxes.).
REM. 1.
Séma(nt)-,(Séma-, Sémant-) élém. formanttiré du gr. σ η μ α ν τ- base de certaines formes du verbe σ η μ α ι ́ ν ε ι ν « signifier », entrant dans la constr. de qq. mots, dans le domaine de la ling., et indiquant l'idée de sens, de signification.V. sémantème, sémantique, sémanticien, sémasiologie, sémasiologique (dér. s.v. sémasiologie).
2.
Sémantiquement, adv.Du point de vue de la sémantique, de la signification. De toutes les analyses que j'ai reçues d'« et les fruits passeront la promesse des fleurs », la sienne est de beaucoup la mieux poussée, grammaticalement et sémantiquement (Bremond,Poés. pure,1926, p. 100).
Prononc. et Orth.: [semɑ ̃tik]. Att. ds Ac. 1935. Étymol. et Hist. 1. 1561 (Collange, Polygraphie, 14 r ods Delb. Notes mss: Lesquelles [vingt quatre lettres de l'alphabet] j'ay par bon ordre proposees a autant de dictions et paraphrasmes symentiques qui pourront servir pour toute simple description de tous et de tant de secrets que l'operateur voudra), attest. isolée; 2. 1875 art. milit. « art de mouvoir les troupes à l'aide de signaux » (Lar. 19e) − 1895, Guérin Suppl.; 2. a) 1879 (M. Bréal, Lettre à Angelo de Gubernatis, cité ds Hist. épistémol. lang., t. 3, fasc. 2, p. 128, note 8: Je prépare aussi un livre sur les lois intellectuelles du langage, auquel je travaille depuis des années: ç'est ce qu'on peut appeler la sémantique); b) 1897 adj. rapport sémantique (Thomas (A.) Essais, p. 172). Formé sur le gr. σ η μ α ι ́ ν ω « signifier » (cf. gr. σ η μ α ν τ ι κ ο ́ ς « qui signifie »; cf. chez Aristote φ ω ν η ́ « son, voix » σ η μ α ν τ ι κ η ́); à rapprocher de 2 le sens part. de σ η μ α ι ́ ν ω « faire un signal » d'où « donner un ordre, diriger une armée » et σ η μ α ́ ν τ ω ρ « qui donne le signal ou les ordres, qui commande ». En angl. l'adj. semantic est att. en ling. dès 1894 (v. NED Suppl.2), au sens gén. en 1665 semantick Philosophy (v. NED), et le subst. semantics dès 1893 (v. NED Suppl.2). Fréq. abs. littér.: 27.
DÉR.
Sémantisme, subst. masc.Contenu sémantique; ensemble des valeurs sémantiques dont un mot ou une expression sont investis. (Dict. xxes.). − [semɑ ̃tism̭]. − 1reattest. 1913 (Esnault ds R. Philol. fr. t. 27, p. 187); de sémantique par substitution du suff. -isme à la finale; le mot a été en concurrence avec sématisme (v. Esnault, L'Imagination pop., Métaph. occid., p. 6; cf. angl. sematism 1866 ds NED Suppl.2, s.v. seme) qu'il a supplanté.
BBG. − Baldinger (K.). Vers une sémantique mod. Paris, 1984, 261 p. − Baylon (Ch.), Fabre (P.). La Sémantique. Paris, 1974, 110 p. − Carnoy (A.). La Sc. du mot: traité de sémantique. Louvain, 1927, 428 p. − Charron (G.). La Distinction entre sémantique et axiologie. Mél. Martinet (A.) Paris, 1979, pp. 261-270. − Chomsky (N.). Questions de sémantique. Paris, 1975, 230 p. − Dubois-Charlier (F.), Galmiche (M.). La Sémantique générative. Paris, 1972, 130 p. − Ducháček (O.). Précis de sémantique fr. Brno, 1967, 263 p. − Greimas (A.J.). Sémantique struct. Paris, 1966, 263 p. − Guiraud (P.). La Sémantique. Paris, 1969, 128 p. − Hervey (S.). Axiologie et sémantique en ling. fonctionnelle. Lang. Ling. 1982, t. 8, n o2, pp. 57-70. − Ledent (R.). Comprendre la sémantique. Verviers-Paris, 1974, 224 p. − Le Ny (J.-F.). La Sémantique psychol. Paris, 1979, 257 p. -Lerat (P.). Sémantique descr. Paris, 1983, 128 p. − Lyons (J.). Élém. de sém. Paris, 1978, 296 p. − Martin (R.). Inférence, antonymie et paraphrase. Paris, 1976, 174 p.; Pour une log. du sens. Paris, 1983, 268 p. − Martinet (A.). Sémantique et axiologie. R. roum. ling. 1975, t. 20, pp. 539-542. − Mounin (G.). Clefs pour la sémantique. Paris, 1972, 269 p. − Pottier (B.). Ling. gén. Paris, 1974, 339 p. Vers une sém. mod. Trav. Ling. Litt. Strasbourg. 1964, t. 2, n o1, pp. 107-137. − Probl. de sémantique. Par A. Dugas et collab. Paris, 1973, 254 p. − Quem. DDL t. 24. − Rey (A.). La Sémantique. Lang. fr. 1969, n o4, pp. 3-28; Théor. du signe et du sens... Paris, 1976, 408 p. − Schogt (H. G.). Sémantique synchr. Toronto, 1976, 136 p. − Tutescu (M.). Précis de sémantique fr. Paris, 1975, 214 p. − Ullmann (S.). Esquisse d'une terminol. de la sémantique. In: Congrès Internat. des Linguistes. 6. 1948. Paris, 1949, pp. 368-375; Le mot sémantique. Fr. mod. 1951, t. 19, pp. 201-202; Précis de sémantique fr. Bern, 1965, 3eéd., 352 p. − Wunderli (P.). Sémantique und Sémiologie. Vox rom. 1971, t. 30, n o1, pp. 14-31.

 

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Mémoire freudienne, mémoire de l'oubli

 


 

 

 

 

 

Mémoire freudienne, mémoire de l'oubli
Alain Vanier dans mensuel 344
daté juillet-août 2001 -

Freud pose l'existence d'une mémoire propre à l'inconscient. C'est une mémoire de l'oubli en ce sens que les événements - décisifs - qu'elle enregistre sont complètement oubliés par le sujet, qui les refoule jusqu'à ce que la cure psychanalytique les fasse resurgir. Cette forme de mémoire est la seule à ne pas subir le dommage du temps qui passe.
Retrouver, faire surgir de la mémoire, grâce au traitement, un souvenir d'enfance oublié serait la visée de la psychanalyse et la clé de son efficacité. Cette conception du travail analytique est aujourd'hui encore la plus répandue, elle en constitue la vulgate la plus commune. Il s'agit, pourtant, de ce que Freud et Breuer* nommèrent la méthode cathartique, qui précéda la psychanalyse, en fut le préalable sans doute nécessaire, mais ne se confond pas avec elle1. Le débat actuel sur les psychothérapies et la place que, pour certains, la psychanalyse devrait y avoir, alors qu'elle se distingue radicalement de celles-là, témoigne de la persistance de cette confusion qui manifeste une résistance toujours active de la culture à la découverte freudienne.
Avant la découverte de la psychanalyse proprement dite, Freud et Breuer arrivent à la conclusion que les hystériques* souffrent de réminiscences. Les symptômes des patientes - il s'agit de femmes dans les exemples cliniques rapportés - prennent sens quand ils sont reliés à un souvenir méconnu, oublié, de nature sexuelle. Quand ce souvenir est ramené à la mémoire, le symptôme disparaît. C'est l'étonnante constatation que fait d'abord Breuer avec sa patiente Anna O., que vérifie ensuite Freud avec les femmes dont il relate le traitement. Contre cette représentation sexuelle inconciliable, le sujet organise une défense dont le refoulement* constituera le prototype. Le malade veut oublier quelque chose et il le maintient volontairement hors de la conscience, dans ce que Freud appelle alors l'« inconscience ». Ce souvenir contre lequel le patient se défend est dû à un traumatisme qui s'organise en deux temps. Dans un premier temps, il s'agit d'une scène de séduction opérée par un adulte sur un enfant dans une période prépubertaire. Celle-ci ne provoque chez celui-ci, à ce moment-là, ni excitation sexuelle ni refoulement. Après la puberté, un autre événement possédant quelques traits pouvant être associés au premier, bien que d'apparence souvent très éloignée, déclenche alors un afflux d'excitations internes dues au souvenir de la scène de séduction et produit le refoulement de celui-ci. Dans le traitement peu à peu mis au point en abandonnant l'hypnose et la suggestion, la méthode de libres associations permet la réémergence de ce souvenir qui pourra alors être normalement abréagi*, et produit la disparition du symptôme. Cette disparition n'empêche pas et souvent même s'accompagne de l'apparition d'un nouveau symptôme d'expression différente.
Ainsi, ce qui est refoulé apparaît dans le symptôme de façon déformée, et son sens est méconnu. On saisit d'emblée qu'il y a là une sorte de paradoxe : ce qui est décisif pour le symptôme, pour la pathologie, est ce qui semble le plus radicalement oublié. Ce qui s'est inscrit de la façon la plus forte dans la mémoire, ce qui a été le mieux mémorisé au point de ne pas subir l'usure normale du temps, à la différence des souvenirs que le sujet a sans difficulté à sa disposition, comme la mémoire des apprentissages, est ce qui apparaît comme oublié. Quant au souvenir qui fait retour dans cette première méthode, dite cathartique, sa valeur de vérité, tout comme sa véracité son exactitude ne sont pas distinguables l'une de l'autre, ni mises en cause, alors que la psychanalyse, elle, les séparera.

Complexe d'OEdipe. Vers la fin du mois de septembre 1897, Freud abandonne ce premier état de la théorie2. Il donne à cela plusieurs raisons, dont celle qui conduirait, dans chacun des cas, à accuser le père de perversion. En effet, chaque fois, cette scène de séduction semble avoir été opérée par le père. Or, Freud, comme il l'écrit à Wilhelm Fliess, oto-rhino-laryngologiste berlinois, a acquis « la conviction qu'il n'existe dans l'inconscient aucun "indice de réalité", de telle sorte qu'il est impossible de distinguer l'une de l'autre la vérité et la fiction investie d'affect ». Moins d'un mois plus tard, Freud découvre en lui, dans ce qu'il appelle son auto-analyse, des « sentiments d'amour envers [sa] mère et de jalousie envers [son] père » , sentiments qu'il pense communs à tous les jeunes enfants. On comprend alors « l'effet saisissant d' OEdipe Roi » , car « la légende grecque a saisi une compulsion que tous reconnaissent parce que tous l'ont ressentie » . La découverte du complexe d'OEdipe conduit à situer les scènes de séduction subies par les hystériques comme fantasmatiques, fictions mettant en scène un désir inconscient, viré au compte d'un autre, le père en l'occurrence. Ces fantasmes, qui se présentent alors comme souvenirs, « se produisent par une combinaison inconsciente de choses vécues et de choses entendues » . Au moment où elles ont été perçues, ces choses n'ont pas été comprises, le sens n'en viendra que plus tard, et elles ne seront utilisées qu'après coup.
Ainsi l'appareil psychique proposé par Freud est d'emblée un appareil de mémoire, permettant d'expliquer des phénomènes de mémoire, situés comme symptomatiques. Or, cette mémoire est spécifique, elle oblige à penser plusieurs mémoires. Plus tard, Jacques Lacan proposera de distinguer une mémoire comme propriété définissable de la substance vivante, ou mémoire vitale, de la mémoire freudienne qu'il nomme mémoration puisque c'est par la remémoration qu'elle peut être accessible. Celle-ci n'est « pas du registre qu'on suppose à la mémoire, en tant qu'elle serait la propriété du vivant 3 » , elle est de l'ordre de l'histoire, qui suppose le groupement d'un certain nombre d'événements symboliques définis, avec l'après-coup - notion déjà présente dans la théorie traumatique - comme nécessaire à sa constitution. Lacan la distingue aussi de la réminiscence imaginaire, comme « écho du sentiment ou de l'empreinte instinctuelle » . La mémoire freudienne est une mémoire symbolique, enracinée dans le signifiant. Quel est alors le statut des souvenirs qui apparaissent au cours d'une cure analytique, ces souvenirs qui, rendus à la conscience, prennent la place du symptôme qui les masquait et produisent la guérison ? Levée du symptôme, rendre conscient ce qui est inconscient est, pour Freud, une tâche de la cure.

Hypocrisie sociale. Avec la rectification de 1897, on saisit bien que la valeur de vérité du symptôme comme du souvenir refoulé se trouve disjointe de l'exactitude figurative de l'événement retrouvé. Or, ce moment fondateur de la psychanalyse a été, voici quelques années, contesté. La lecture de la partie inédite de la correspondance de Freud avec Fliess conduisit Jeffrey M. Masson, des Archives Freud, à faire l'hypothèse que le renoncement à la théorie de la séduction était un escamotage. Selon lui, Freud aurait reculé devant l'énormité de sa découverte, la séduction réelle par les pères, pour diverses raisons, dont l'accueil fait à ses hypothèses par les instances académiques mais aussi le désir de protéger le père. Freud se serait soumis à l'hypocrisie sociale et intellectuelle en vigueur, la théorie du fantasme n'étant que le manteau dont il aurait habillé, pour les voiler, les abus sexuels, dont les patientes de Freud auraient été l'objet. Ce débat eut un grand retentissement aux Etats-Unis. Une série d'articles parut dans le New York Times en 1981, puis un livre en 19834. Masson fut licencié des Archives Freud, mais le débat persista. Il prit une dimension supplémentaire en trouvant un écho dans la vague de procès et d'accusations qu'entamèrent, aux Etats-Unis, un certain nombre de personnes contre leurs parents, leur père en particulier, les accusant d'abus sexuels et aboutissant à des condamnations, fondées le plus souvent sur cette certitude qu'un souvenir, s'il était inscrit dans la mémoire du sujet, avait nécessairement un fondement réel voir l'article d'Olivier Blond dans ce numéro. La question se formule alors ainsi : les souvenirs que les sujets retrouvent, ces scènes de séduction précoces, voire le retour ou le dévoilement de ces souvenirs à travers des méthodes psychothérapiques, témoignent-ils d'une inscription intégrale, non déformée, sorte d'engramme d'une scène vue et vécue, dont le re-souvenir garantit l'exactitude ? Mais alors pourquoi l'oubli, et à quel ordre de nécessité correspond-il ? Ou faut-il, en donnant sa place à la notion de défense, concevoir autrement, comme une construction, les souvenirs auxquels la méthode analytique donne accès ? Entre ces deux hypothèses, c'est tout l'enjeu de la psychanalyse, sa validité aussi bien que sa viabilité qui est en jeu.

Signes + et -. Le souvenir de telle scène infantile n'est-il pas suspect de déformations, si l'on admet que son oubli n'est pas fortuit et peut constituer l'une d'elles ? La psychanalyse suppose, nous l'avons déjà indiqué, une mémoire spécifique. Cette mémoire est organisée selon une série de frayages*, d'enregistrements qui restent hors de la conscience.
Freud affirmera que la conscience et cette forme de mémoire s'excluent. Il convient donc de distinguer deux types de mémoire : celle dont on parle habituellement, que l'on peut avoir acquis lors de certaines expériences demeurées conscientes et qui va s'user avec le temps, et celle, particulière, qui constitue la mémoire freudienne où ce qui est retrouvé n'a pas subi le dommage du temps qui passe, est resté aussi vif et actuel que lors de sa première inscription. Cette dernière mémoire pourrait être nommée mémoire de l'oubli puisque ce qui est inscrit demeure inaccessible à la conscience, apparaît comme un oubli dans la vie du sujet, demeure inconscient, mais ne cesse de revenir dans les formations de l'inconscient, le rêve, les souvenirs-écrans, les symptômes, les agirs du sujet dans la répétition. Cette mémoire s'inscrit sur le mode de traces, et ce qui lui donne cohérence et articulation est le langage. Ainsi, dans la figurabilité de ces souvenirs, ce sont des constructions langagières qui apparaissent.

Ce souvenir est un souvenir construit par un travail psychique, selon des mécanismes que Freud décrit. Dans tel rêve où s'articule le regret de Freud de n'avoir pas obtenu la gloire attendue pour son travail sur la fleur de coca, cet élément botanique, apparemment absent du rêve, figure comme herbier à partir duquel des associations conduisent au titre d'un livre aperçu la veille, L'Espèce Cyclamen , qui est la fleur préférée de sa femme, dans le nom du professeur Gärtner jardinier en allemand, et sa femme dont il a trouvé la mine « florissante » croisés également la veille par Freud, etc. Ces fils, avec d'autres, se recoupent autour de ce regret, de cet échec dont sa femme serait la cause5. Cette organisation langagière conduira Lacan à concevoir ce mécanisme d'oubli et de remémoration analytique comme apparenté à la mémoire d'une machine dans laquelle les inscriptions tournent en rond jusqu'à se recomposer et réapparaître dans les symptômes ou dans les formations de l'inconscient à partir d'un travail de cryptage. Ces constructions sont organisées en un système, celui que Saussure voyait comme fondamental pour la langue : la pure différence, un signifiant ne valant que dans sa différence avec un autre. Celle-ci peut se figurer par une série de signes + et - .
La mémoire freudienne peut alors se concevoir comme une succession de petits signes, strictement différenciés, que l'on peut noter + et -, qui tournent6. A la différence, par exemple, de ce qui apparaît dans les hypothèses touchant à l'apprentissage d'actes consciemment mé- morisés, comme dans l'édu- cation, cette mémoire, qui efface de notre souvenir ce qui ne nous plaît pas, n'empêche pas que le sujet répète inlassablement des expériences pourtant douloureuses, conformément à la structure de ses désirs inconscients, qui eux, selon Freud, sont indestructibles et persistent indéfiniment. Ainsi peuvent se comprendre des séries d'échecs amoureux répétés selon des modalités proches émaillant la vie d'un même sujet, les névroses de destinée, etc. Ce qui s'inscrit, le frayage, n'est pas un mode de réaction appris par le sujet, une habitude, quelque chose qu'il va répéter pour trouver une solution à une difficulté, à un problème rencontré dans son environnement, cette répétition se satisfait de quelque chose qui lui est inhérent et qui la fera nommer par Freud compulsion de répétition.
Dans cette perspective, ce qui se figure dans le souvenir est une recomposition de ces traces déposées, sans index temporel, à des époques différentes. Freud propose un terme pour caractériser ces souvenirs d'enfance, le souvenir-écran. Ce souvenir construit fait écran à l'histoire, il en constitue une interruption, tout en restant relié à elle, et contient un fragment de vérité car il est dans sa constitution comparable au symptôme ou à toute autre formation de l'inconscient. Sa construction obéit aux modes de déformation de ce qui passe à la conscience, il est à la fois une rupture dans l'histoire, car il apparaît comme indépassable, et, en même temps contient, de façon cryptée, les éléments de son au-delà.

L'Homme aux loups. A la différence du souvenir traumatique qui s'atteint dans la méthode cathartique, Freud découvrira avec la méthode analytique une limite à la remémoration. Il met cela en évidence à propos du cas de l'Homme aux loups7. Dans ce texte, Freud a le projet en fait de discuter Jung et de montrer qu'il y a dès l'enfance des motifs libidinaux présents et non une aspiration culturelle, qui, précocement, n'est qu'une dérivation de la curiosité sexuelle. Ce texte est en quelque sorte une mise au jour de la théorie du trauma. Il s'agit ainsi d'examiner les rapports entre le fantasme et la réalité. Dans la cure de ce patient russe, un chiffre, une lettre joue un rôle particulier. C'est le chiffre V. A cette heure-là du jour, de façon récurrente, l'Homme aux loups présenta des symptômes physiologiques quand il était enfant, mais aussi quand il aura atteint l'âge adulte. Freud suit à la trace ce chiffre dans les évocations du patient. Il le repère dans la récurrence de ces troubles et leurs dates, mais il le relève aussi dans le fait que lorsque l'Homme aux loups dessine un rêve, le rêve central de son analyse, ce rêve des loups, qui lui donnera son nom, il en annonce un nombre différent du nombre qu'il dessine qui est V. Freud retrouve aussi ce chiffre, cette lettre dans la forme d'un papillon, l'ouverture des jambes d'une femme, un lapsus où le sujet, au lieu de dire Wespe la guêpe, dit Espe le tremble. Ce qui tombe là, c'est le W, c'est-à-dire deux fois le V. Espe, c'est aussi S.P., qui sont les initiales de ce patient. Cette lettre n'a pas à être imaginarisée, elle circule dans toute la vie du patient et dans son traitement, et prend des sens et des significations différents. Elle témoigne de cette inscription littérale, d'une trace dans l'inconscient, inscription sans sens en tant que tel.
Histoire culturelle. Mais la scène traumatique n'a pas été retrouvée par le patient au cours du traitement. Freud en fait l'hypothèse, la construit sous la forme d'une scène primitive, qui aurait eu lieu quand le patient était âgé d'un an et demi. Il aurait assisté à une relation sexuelle entre ses parents. Freud discutera très longuement la question de la réalité de cette scène. La conviction de son patient concernant cette proposition que fait Freud ne lui paraît pas non plus une garantie. Mais cet événement a laissé une empreinte, que le sujet n'a pas pu articuler verbalement, à la différence d'autres souvenirs remémorés dans la cure. Freud à ce point-là proposera l'hypothèse, inspirée de Lamarck*, qu'il s'agit peut-être d'une possession héritée, d'un héritage phylogénétique. Il écrit : « Nous voyons uniquement dans la préhistoire de la névrose que l'enfant recourt à ce vécu phylogénétique là où son vécu propre ne suffit pas. Il comble les lacunes de la vérité historique par une vérité préhistorique, met l'expérience des ancêtres à la place de son expérience propre. » Cette scène, qui n'a pas été symbolisée, a pourtant laissé une trace inscrite, mais ne peut s'atteindre par la remémoration. Il faudra l'intégrer dans le temps historique du sujet pour lui donner une figurabilité. Il y a donc une limite à la remémoration due à une sorte d'entropie qui limite ce retour en arrière. La question de ces dépôts de l'histoire culturelle humaine peut se comprendre dans la manière où le système langagier du sujet, son système verbal, ne lui est pas propre. Il s'agit d'une langue dans laquelle l'histoire fait son travail, c'est là où s'inscrit le sujet. Nous naissons à la langue, dans une langue qui nous fait, nous détermine, avec ces dépôts de la mémoire qui la constituent.
Paradoxalement, Freud a pu faire l'hypothèse que l'inconscient ne connaissait pas le temps, car ce qu'il retrouvait dans l'analyse, dans les symptômes, les formations de l'inconscient n'était marqué d'aucun indice temporel, n'était pas daté. Cette mémoire freudienne est d'autant plus active qu'elle n'est pas indexée temporellement, qu'elle est oubliée. C'est même le fait que le sujet ne saisit pas qu'il agit dans l'actualité du transfert sur quelque chose qui a été mémorisé mais non indexé temporellement qui fait tout le procès de la cure analytique. Il s'agira de faire cette histoire qui ne s'est pas faite en son temps, de remanier, de restituer l'histoire qui s'est racontée pour recouvrir ces lacunes, de produire un savoir de la névrose, savoir que le sujet ne se savait pas savoir. Mais ces blancs de l'histoire sont aussi ce qui meut le sujet, son mouvement même, dans la répétition, dans la quête de retrouvailles avec ce qui a été perdu. Ainsi, l'inconscient, cette mémoire de ce qui a été oublié, est le temps même et la condition de sa conscience.

1 S. Freud et J. Breuer, Etudes sur l'hystérie 1895, trad. A. Berman, Paris, PUF, 1956.
2 Voir S. Freud, La N aissance de la psychanalyse , Lettres à Wilhelm Fliess, notes et plans 1887-1902, trad. A. Berman, Paris, PUF, 1969.
3 J. Lacan, Ecrits , Paris, Seuil, 1966, p. 42 ; voir aussi J. Lacan, Le M oi dans la théorie de Freud et dans la technique de la psychanalyse. Le Séminaire. Livre II , 1954-1955, texte établi par J.-A. Miller, Paris, Seuil, 1978.
4 J. M. Masson, Le R éel escamoté , trad. C. Monod, Paris, Aubier, 1984 ; voir aussi J. Malcom, Tempête aux archives Freud , Paris, PUF, 1986.
5 S. Freud, L' Interprétation des rêves , 1900, trad. I. Meyerson, Paris, PUF, 1967.
6 J. Lacan, Les P sychoses . Le Séminaire, Livre III , 1955-1956, texte établi par J.-A. Miller, Paris, Seuil, 1981.
7 S. Freud, « Extraits de l'histoire d'une névrose infantile », 1918, in L'Homme aux loups par ses psychanalystes et par lui-même , trad. L. Weibel, C. Heim et J.-B. Pontalis, Paris, Gallimard, 1980.

NOTES
*Le médecin autrichien Joseph Breuer traita Anna O., et le récit de cette cure ainsi que la méthode originale qu'il utilisa, la méthode cathartique, intéressa Freud. Celui-ci, après un voyage à Paris où il rencontra Charcot, proposera à Breuer la rédaction en commun d'un ouvrage Les Etudes sur l'hystérie qui paraîtra en 1895. Malgré leur éloignement ultérieur, Freud présentera souvent Breuer comme le véritable inventeur de la psychanalyse.
*L'hystérie est une névrose d'expression clinique variée, présentant des symptômes somatiques dans l'hystérie de conversion, phobiques dans l'hystérie d'angoisse, etc. Connue depuis longtemps, elle ne prend la dimension d'une véritable catégorie nosographique qu'avec Charcot. Pour la psychanalyse, l'hystérie est au-delà des signes présentés et constitue une structure commune à ces tableaux divers.
*Le refoulement est synonyme de répression, mot en usage dans la littérature anglo-saxonne.
*Notion issue de la première théorie traumatique de l'hystérie et de son traitement par la méthode cathartique, l'abréaction est la décharge émotionnelle de l'affect lié au trauma psychique. Elle peut avoir lieu spontanément ou plus tardivement au cours du traitement.
*Le frayage est un terme proposé par Freud en 1895. Il s'agit de la diminution permanente d'une résistance, normalement présente, dans le passage de l'excitation d'un neurone à l'autre. Ultérieurement, l'excitation choisira la voie frayée de préférence à celle qui ne l'est pas.
*Le botaniste et zoologue Jean-Baptiste Lamarck a élaboré, vers 1800, la première théorie de l'évolution des êtres vivants. Il a défendu l'idée de l'hérédité des caractères acquis.

 

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LA BIODIVERSITÉ

 

 

 

 

 

 

 

Texte de la 6ème conférence de l'Université de tous les savoirs réalisée le 6 janvier 2000 par Jean-Claude Mounolou

La biodiversité.

La biodiversité ne fait pas lobjet dune discipline scientifique à proprement parler, elle est à un carrefour de rencontre entre les disciplines scientifiques, des sciences biologiques, des sciences physico-chimiques pour ce qui est de lenvironnement, des sciences humaines et sociales.

Ce carrefour, nous sommes tous convaincus quil existe. La biodiversité, cest la variété du monde vivant autour de nous : les arbres, ceux qui ont subi la tempête mais aussi ceux qui y ont résisté, cest aussi les poissons qui vont se trouver prisonniers dans des mares quand les crues seront terminées, cest aussi les microbes, les virus, cest aussi les prions.

Cette biodiversité a des fonctions. Dabord, pour chacun de nous, cest une ressource dans la vie quotidienne. Nous avons besoin de manger, de nous vêtir, de nous chauffer. Cest une ressource renouvelable, susceptible cependant dépuisement, mais cest aussi une ressource que lhomme a appris à renouveler et à enrichir. Bien entendu, cest un champ dactivité et de profit pour la société, cest un champ où la recherche trouve des objets à la hauteur de sa mission, où la conservation issue dun projet de société trouve des moyens et des champs daction, où la gestion va tâcher de faire lusage que lhomme souhaite de ces ressources biologiques et va les administrer. La biodiversité, cest enfin une image de nous-mêmes et des autres êtres vivants dans une vision éthique, avec des droits et une éducation.

La biodiversité telle que nous la vivons, nous, Parisiens, femmes et hommes de pays riche et développé, nous la vivons comme le symbole de la nature, dans la beauté et la diversité de son paysage. Lorsque nous nous sentons sentimentalement, viscéralement attachés à la biodiversité, nous commençons par penser à ça. Par contre, une mère de famille en pays tropical plutôt pauvre, quand elle pense à la biodiversité, pense à des choses beaucoup moins riches, peut-être tout aussi diverses pour le biologiste, avec lesquelles elle va nourrir sa famille : quelques petits piments, jaunes, verts, rouges, de plusieurs variétés, des pastèques, différents types darachides. La voilà la biodiversité. Cest celle aussi avec laquelle nous vivons. Et une bonne partie de lhumanité sintéresse à la biodiversité parce quelle a besoin de vivre.

Dun point de vue plus scientifique, ce que je retrouve quand je lis les livres des gens compétents me donne le vertige : vertige du temps et vertige des nombres.

Si nous parlons en espèces, dans les recensements des systématiciens des années 91, sont répertoriés 1.600.000 espèces mais le total estimé est probablement dix voire cent fois plus. Vertige devant linconnu.

Et là-dessus, on mexplique, sans me définir très clairement ce quest la domestication, quà peine quelques milliers de ces espèces sont de façon directe ou indirecte sous la tutelle de lhomme. Le reste, est-ce une richesse ? Est-ce un fardeau ? Faut-il aller en chercher dautres, puisque nous en utilisons déjà si peu dans ce que nous connaissons ?

Le vertige saccroît si je parle en termes de renouvellement. Les paléontologues, les biologistes de lévolution nous enseignent que la demi-vie moyenne dune espèce à la surface de la planète est de lordre du million dannées. A comparer aux trois et quelque milliards dannées que la vie a déjà vécu sur la Terre. Ce qui veut dire quil en est passé des espèces sur les sites sur lesquels nous vivons ! Combien sont nées ? Combien ont disparu ? Les nombres sont tellement grands. Je ne sais pas faire le calcul.

Et si je mintéresse maintenant aux individus, vous trouverez que la vie moyenne dun individu est, en général, de moins dune année. Certes, il y a des micro-organismes qui vivent quelques dizaines de minutes ou quelques heures, des végétaux qui sont annuels, dautres qui sont bisannuels, dautres qui sont pérennes. Nous sommes parmi les espèces qui vivons relativement longuement. Les arbres encore plus. Et vous avez, bien entendu, senti les effets de la tempête dans cette vision. Les mêmes livres nous disent que tous ces individus sont génétiquement différents. Chacun de nous certes se reconnaît comme partie prenante dune espèce, mais sait aussi quil est différent de son voisin, différent de son père, de sa mère, sait que ses enfants lui ressemblent sans être identiques à lui. Cest pour ça que jai le vertige des nombres, cest aussi pour ça que jai le vertige du temps.

Cest donc clair : cette biodiversité bouge tout le temps. Cest ce que jappelle un « système en devenir ».

Pourquoi alors vivons-nous une période de tension, dinquiétude à propos de cette biodiversité ? Parce que le temps de cette biodiversité - mais je devrais dire « les temps », tous ceux que jai passés en revue jusquà linstant -, ces temps sont clairement différents du rythme et du temps de la vie économique actuelle. Nous vivons à un rythme qui est beaucoup plus rapide que celui de la biodiversité, nous accélérons les choses. Est-ce que nous lui laissons le temps de se renouveler, dêtre toujours à la disposition de lhomme ? Ce faisant, je prends une position idéologique : je mets lhomme au milieu, je mets lhomme à coté, je mets lhomme au-dessus ou peut-être au-dessous - cela dépend de ce que vous pensez. Est-ce que jai le droit de faire ça ?

Nous allons aussi avoir un vertige dans lespace, parce que cette biodiversité nest pas distribuée de façon homogène : la flore de montagne nest pas la flore des plaines, la flore du petit square devant le CNAM, nest pas la flore que vous trouverez, par exemple, sur les bords de la Méditerranée maintenant que lhomme a mis du béton et des géraniums partout. Ce sont pourtant des milieux vivants, bien structurés, bien organisés, et les biologistes savent les décrire, savent analyser, décrire, suivre éventuellement leur fonctionnement. Les biologistes nous disent que ces sites de biodiversité sont des mosaïques plastiques, qui se déforment. Nous lavons vu avec la tempête. Nous avons pensé que cétait terrible, cette tempête, et cela lest pour les hommes, cela lest peut-être aussi pour les plantes - elles ne nous lont pas dit -, mais nous savons que, dans un autre territoire national, lîle de La Réunion, ces tempêtes sont absolument indispensables au maintien dune biodiversité dynamique sur lîle. Le cyclone, quand il passe, arrache les arbres, comme la tempête la fait ici dans la région ou en Charente. Après ces arbres, des espèces végétales pionnières sinstallent et vivent, elles laissent des graines, elles laissent des descendants très nombreux, elles sont remplacées par dautres, elles font le passage pour dautres qui sinstallent à leur tour. Les précédentes, on pourrait dire quelles disparaissent. Le botaniste averti est amené à les chercher avec beaucoup de soin sils veut retrouver des graines ou des plantules. Y a-t-il crise de cette biodiversité-là ? Peut-être. Mais, en tout cas, le système de lîle de La Réunion vit avec des successions, des cascades de diversités biologiques qui font partie de leur système, qui se sont installées et qui vivent comme ça.

Je suis convaincu, mais je voudrais que vous le soyez, que ce nest pas un système statique. Nous ne pourrons pas larrêter, cette biodiversité, mais nous pourrons peser sur son avenir.

Peser sur lavenir, cela veut dire que nous sommes dans un problème de société. Biodiversité, oui, mais les conflits arrivent. Tout le monde na pas la même opinion, tout le monde na pas le même intérêt. Certains veulent survivre. La mère de famille qui va au marché na pas le même objectif vis-à-vis de la biodiversité et des ressources quelle peut ramener à la maison pour ses enfants que ceux qui vivent avec des objectifs de société, eux aussi, dans des sociétés riches, structurées, dans des entreprises, publiques ou privées, dont lobjectif est le profit. Mais tous ceux-là mangent comme vous et moi tous les jours à leur faim et leur objectif, notre objectif, cest de payer la meilleure nourriture possible au plus bas prix. Nous ferons aussi des efforts pour des raisons qui concernent sentimentalement, spirituellement chacun de nous. Là-dessus, il faudra quand même, quelles que soient nos sociétés, assurer sécurité alimentaire, santé à chacun de nous. Il est bien clair que tout le monde nest pas égal devant ce système. Développements économiques, profits, développements durables : on voit les objectifs, on voit les conflits venir.

***

Quest-ce que la biodiversité ? La définition de la Convention sur la diversité biologique parle de variabilité entre organismes vivants dans des milieux différents. La diversité inclut la diversité au sein des espèces, entre les espèces et entre les écosystèmes. Cest une définition qui oublie le fonctionnement intime des organismes.

LUnion internationale pour la conservation de la nature ainsi que le Programme de la Banque mondiale ont une définition plus simple et probablement plus claire bien quambitieuse et parlent de « la totalité des gènes, des espèces et des écosystèmes dans une région ».

Ce qui nous fait parcourir lensemble de léchelle du niveau dorganisation du vivant. La biodiversité est donc un concept important, mais cest aussi un concept ambigu, pour tout le monde

Je vais donner quatre petits commentaires de biologiste.

Pour les généticiens et les évolutionnistes, la biodiversité, cest la diversité des gènes et des individus et celle des espèces. Ils savent étudier et comprendre certains processus. Ce sont les mutations, les échanges génétiques et la dynamique des génomes, qui est une façon peut-être grossière et pas très correcte de parler de tous ces remaniements qui se sont produits au niveau de lADN et qui ont autorisé lévolution dont parlait François Jacob.

Mais cela se passe dans un contexte de système biologique, de système écologique. Certains des objets qui apparaissent et disparaissent, ne font ni chaud ni froid à leurs voisins, dautres se trouvent avoir une propriété qui les favorise. Ce sont des questions de neutralité et de sélection, la question revisitée du darwinisme aujourdhui. Tout cela fonctionne avec des nombres, avec des fonctions - dans le jargon des biologistes, en méta-populations. Cest une autre façon de dire que le système est organisé en mosaïques et que certains individus passent de lune à lautre, séchangent, certains séteignent, le site est recolonisé par des individus de la même espèce, de la même famille génétique, parfois dautres différemment, certains reviennent chez leurs grands-parents, pour ainsi dire et, au passage, ils ont un peu changé en donnant de la richesse, de la nouveauté dans les sites occupés par leurs anciens grands-parents. Tout cela va donc de façon divergente. Le nombre des espèces, disent les évolutionnistes, est allé en augmentant, et beaucoup dentre elles ont disparu et nous nen recueillons aujourdhui que ce qui reste en lan 2000. Il y a dans ces dynamiques des processus qui sont bien déterminés, dont on peut analyser les mécanismes et prédire de façon certaine les résultats et dautres processus qui sont au contraire probabilistes, dont on peut dire comment ils fonctionnent mais pas avec quelle probabilité ils donneront tel résultat.

Ceci étant, le biologiste ne sintéresse pas quaux gènes et à lévolution, il sintéresse aussi au fonctionnement des organismes, des individus, à ceux qui ont froid, à ceux qui ont mal, à ceux qui ont faim, à la façon dont les animaux, les plantes, les micro-organismes, les hommes, les femmes se reproduisent, aux problèmes de démographie. Il y a là de la biodiversité. Les individus, les espèces nutilisent pas les mêmes stratégies de reproduction selon le milieu, lidée quils sen font et la façon dont ils le perçoivent. Cela a des conséquences. Il y a des espèces qui développent des organisations sociales pour raffiner leur réponse à cet objectif de reproduction et dautres qui utilisent les voisins, qui vivent en communauté. Ce sont des consortiums. Nous savons bien que les bons fromages ne sont pas le produit dune seule espèce de ferment lacté mais dun consortium astucieux qui sest partagé les tâches, qui sest entraidé pour faire apparaître des saveurs, des textures, des sapidités qui sont celles que nous, nous sélectionnons. Cest une vie de consortiums. Ces espèces microbiennes échangent entre elles. Elles échangent de quelle manière ? Elles échangent des signaux certes, des gènes quelquefois, elles échangent aussi et elles partagent les substrats pour se nourrir.

Nous en arrivons ainsi progressivement au système, à ces milieux, à ces régions. Cest le domaine de lécologie, lécologie scientifique.

Le consortium dans lécologie, cest linteraction entre espèces, cest une interaction durable. Claude Combes parlera ici même de la naissance de cette interaction, de la façon dont elle fonctionne, de son rôle dans la reproduction éventuellement sexuée des différents partenaires bien quils ne soient pas de la même espèce.

Ces habitats sont fragmentés. On a parlé de mosaïques. Pour un écologiste, cest extrêmement intéressant. Cest de là quil tire ses références, quil peut dresser ses comparaisons, quil peut expérimenter, au sens dun scientifique, cest-à-dire en faisant des prédictions sur la base dhypothèses, en analysant les résultats. Il découvre que les variations sur un même thème sont aussi extrêmement diverses, enrichissant notre biodiversité, mais quelles sont vulnérables.

Cependant, ce quils nous disent aussi, cest que, si nous faisons attention aux constantes de temps, au rythme des choses et des dynamiques, il y a différents types de scénarios possibles pour voir évoluer, se transformer ces écosystèmes.

Nos collègues décologie se posent à partir de là une question. La biodiversité a-t-elle une fonction ? Bien sûr que oui. Comment lanalyse-t-on ?

Pour répondre, il faut connaître les animaux, les bactéries, les plantes. Autrement dit, il faut être un bon systématicien, un bon botaniste. Depuis Linné, la systématique a construit la base de notre savoir vivant, de notre capacité à distinguer les objets les uns des autres. Cette systématique a tiré sa gloire mais elle a aussi vécu et elle vit encore la difficulté du vertige du temps et du vertige des nombres. Nous avons cruellement besoin de la systématique et nous naurons jamais fini cette systématique. En plus, tout change tout le temps. Dans tous ces endroits nouveaux que nous découvrons, dans tous ces remaniements qui vont se faire, il nous faudra connaître les êtres vivants. Peut-être que les enjeux de la systématique nouvelle sont non plus dans la connaissance des genres, des espèces, des sous-espèces, mais du côté de la connaissance des patrons, des collectivités, des fonctions. Il y a là un immense espace de liberté, de progrès pour les systématiciens.

Au passage, les systématiciens rencontrent des difficultés, parce que les généticiens disent que les échanges génétiques, les échanges dADN, cela existe. Rarement, heureusement, mais cela existe. Quel concept despèce alors utiliser ? Lorsque vous rencontrez un virus qui passe de la pomme de terre au tabac, direz-vous que ce virus fait partie de lespèce pomme de terre ou direz-vous quil fait partie de lespèce tabac ? Cest pourtant le même ADN, nucléotide par nucléotide. Moi, je ne sais pas répondre, mais je sais quil y a un problème pour les systématiciens et pour nous tous - et pour vous et pour moi. Parce que jai parlé du tabac gentiment, mais vous pensez bien que jaurais pu parler de lespèce humaine.

Donc, voilà les biologistes au travail. Allons-nous attendre pour faire quelque chose quils aient fini ce dont je viens de dire quils nauraient probablement jamais fini ? Sûrement pas. Ce système biologique, il faut bien lutiliser. Il faut avoir le courage de regarder cette biodiversité comme une ressource. Bien sûr, il faut la connaître. Bien sûr, il y a limpact de lhomme. Bien sûr, cela dépend du choix de société.

Alors, quelle démarche pouvons-nous proposer ? Nous proposons dévaluer la biodiversité, de regarder comment elle évolue et puis de traiter cette question-là dans nos décisions sociales et politiques en fonction de notre perception et de nos hiérarchies de valeurs. Cela passe auparavant par des inventaires, des observatoires, par des systèmes de conservation, cela passe par des ingénieries de gestion et dadministration. Il est bien clair que, si nous devons être plus nombreux sur cette planète, non seulement il faut accompagner cette préservation de la diversité biologique mais aussi nous avons intérêt à lamplifier, à ce quelle soit la plus riche possible, pour elle-même et peut-être aussi pour nous.

***

La biodiversité est en train de recevoir un encadrement juridique. Par rapport à la démarche du biologiste, la démarche de nos collègues des sciences juridiques est une démarche que jappelle inversée. Eux disent que cest moi qui suis inversé. Ils partent de léthique, de la société, des individus et définissent nos champs de liberté. Ils partent de nos rapports sociaux et proposent des lois et des règles que les citoyens votent à travers leurs élus. Ils partent des règlements, quil faut bien apporter aux conflits, et posent des interdits. Quand la société se fixe des objectifs, ils nous proposent des procédures compatibles avec les lignes précédentes. Pour cela, les juristes de la biodiversité ont besoin de connaître les mesures de gestion possibles, ils ont besoin dévaluer ce que les uns et les autres sont en train de faire.

Je vais prendre cette question en trois points, en redescendant les aspects de la biodiversité : des écosystèmes, des régions, jusquaux gènes.

Le droit et les écosystèmes, cest une vieille histoire. Cest ce que jappelle lhistoire de lapproche environnementale. Le droit de propriété est très ancien et il a des conséquences sur la biodiversité : droit de propriété foncière privée et publique. Il est dans notre Code, mais il existe aussi un code rural qui définit les usages, un droit de la mer, dont on sait quil est parfois bafoué. A lintérieur de ce corps juridique ont été définis par nos prédécesseurs, par nos pères, par nous-mêmes quand nous votons, des droits et servitudes particuliers : les droits de chasse, le régime des eaux qui règle la vie de la diversité aquatique mais aussi de lagriculture. Nous avons défini des mesures publiques, des mesures collectives de protection et de conservation. Nous avons un Conservatoire du littoral. Même lEurope sen est mêlée avec la directive « Habitats ». Je nai pas besoin de vous dire les conflits quil y a avec les chasseurs.

Ce droit a aussi été construit par espèces. Ici il nest plus question décosystèmes mais despèces. Quand on regarde la façon dont le droit évolue aujourdhui, on saperçoit que les sensibilités ont changé considérablement. Le loup, au temps de la guerre de Cent ans, était une espèce bannie. Nous cherchons aujourdhui à le réintroduire. Je ne dis pas que cest bon ou mauvais, je dis que cest une question de perception. Dautre part, nous navons pas la même attitude vis-à-vis despèces que nous assimilons à nous-mêmes et vis-à-vis dautres. Le nounours de nos enfants, on va le défendre tout en piétinant gentiment les plantes protégées de la flore pyrénéenne. Visiblement, nous navons pas le même sentiment pour lours que pour certaines petites plantes discrètes. Nous navons pas non plus de sentiments très gentils pour protéger lagent de la tuberculose. Pourtant, cest un être vivant, lui aussi. Nous aurions même tendance à le traiter autrement si nous le pouvions. Et si nous ny réussissons pas, cest peut-être aussi pour une question de société. Nous avons donc des espèces en voie de disparition, des espèces protégées, un droit, des classements, des mesures. Sont-elles bien appliquées ? Vous avez chacun votre réponse. Même pour les espèces domestiques, il y a un encadrement juridique de la diversité biologique. Dans le meilleur des mondes possible, on imaginerait que juristes et biologistes conçoivent un droit de la prospection sans ambition. Je crains bien que nous nen soyons pas encore là. Gardons ça comme un rêve.

Reste à parler du droit et de lapproche génétique. Ce nest pas nouveau, lapproche génétique. Depuis le Néolithique, les agriculteurs ont fait de lapproche génétique sans savoir quils faisaient de la génétique : ils ont domestiqué les plantes. Quand je vous ai dit que le blé à la veille de la guerre de Cent ans faisait cinq quintaux à lhectare, cétait bien un ancêtre du blé, cétait bien du blé, au sens de Linné, au sens de lespèce, mais cétait un type de blé qui navait probablement pas les capacités de production dans un milieu entretenu par lhomme quont les blés daujourdhui. Donc, les généticiens, les sélectionneurs, ceux qui améliorent les plantes, les agriculteurs, les paysans ont fait depuis de nombreuses années un travail. Ils gardaient leurs semences, plus ou moins habilement. Quelquefois, ils étaient obligés de les manger : cétait la disette. En 1920, la France fut parmi les premiers pays à développer un cadre juridique en instituant les certificats dobtention végétale qui témoignaient de la qualité de ce quun producteur de semences vend, avec reconnaissance du travail dagriculture fait. Tout ce système sest développé de 1920 jusquà nos jours. Il existe aujourdhui une législation parfaitement bien encadrée et une Union pour la protection des obtentions végétales, reprise par la FAO, sans dailleurs que tous les pays aient adhéré. En 1966, à une période de gloire et dactivité économique, lEtat français de lépoque a fait une loi sur lélevage et lencadrement de linsémination artificielle. Notre pays a fait ainsi de la génétique animale et a encadré sa production laitière et sa production de viande dans des systèmes réglementaires où les outils de contrôle démocratique devraient pouvoir sexercer.

Pour ce qui concerne le monde microbien, les choses sont différentes parce que ces petits objets vivants, bien quils représentent en masse la moitié du protoplasme vivant sur la Terre sont si petits que nous ne les voyons pas avec nos yeux. Nous ne nous y sommes donc pas intéressés comme aux lapins ou aux chênes. Depuis très longtemps, ils sont cependant soumis aux droits de brevets. Ils ont vécu une vie juridique, depuis la fin du siècle dernier jusquà récemment, différente de celle des plantes et des animaux. Cest la vie juridique des microbes.

Aujourdhui se produisent des conflits. Nous venons de vivre, disons, une quinzaine dannées durant lesquelles jai le sentiment davoir vécu trois événements majeurs. Dabord, même si elle est incomplète, la maîtrise des gènes. De la matérialité de lADN aux technologies classiques de génétique et de génie génétique, on est passé à la brevetabilité des séquences, des procédés et à une évolution du concept de ressource génétique, puisque, si vous pensez en termes de gènes, vous pouvez vous interroger. Quelle est la ressource ? Est-ce la plante ? Est-ce lADN ? Est-ce le procédé ? Est-ce celui qui a acheté le procédé ? Cest le débat aujourdhui. A Seattle, on en a entendu parler.

En parallèle, nous avons vécu une révolution de notre perception du statut juridique du monde biologique. Avant 1992, dans tous les textes du type de ceux de lUnion pour la protection des obtentions végétales, mais aussi dans les plans daction de la FAO ou dans dautres, y compris dans les plans daction dérivés des programmes de la Banque mondiale, la diversité biologique était définie comme un patrimoine commun de lhumanité. LUNESCO la écrit ainsi dans ses chartes. Vient 1992, la conférence de Rio : la biodiversité est en danger. Parmi les nombreux alinéas de la Convention, qui a force de traité international, il y en a un qui est important. Je dois dire quen tant quindividu, je ne men suis pas rendu compte tout de suite. Il ma fallu cinq ans pour le comprendre, mais je ne suis pas juriste. Peut-être aussi avais-je les yeux volontairement fermés par mes propres idées. Un alinéa dit en effet que « les Etats voient leur souveraineté reconnue sur la diversité biologique qui est sur leur territoire ». Ce qui veut dire que ce nest plus un patrimoine commun de lhumanité. Il est vrai que le mot « souveraineté » ne veut pas dire « propriété ». Doù un champ de conflits extraordinaire. Mais cest ça que nous vivons aujourdhui, qui plus est exacerbé par la mondialisation. Quest-ce quon vend ? Quest-ce quon échange ? Qui a les objets ? Qui a les droits ? Qui échange les droits et selon quels régimes ? Donc, propriété intellectuelle, structures économiques multinationales et puis les débats de Seattle. Vous les avez entendus.

Nous vivons donc une nouvelle situation, mais une situation où sont apparus aussi des espaces de liberté nouveaux.

Dabord, pour les Etats. Les Etats ont vu leur souveraineté reconnue. Je ne dis pas si cest bien ou mal, je le constate. Cest une situation où linnovation développée par les individus, développée par les entreprises, développée par les structures institutionnelles se voit ouvrir un champ daction beaucoup plus grand à des niveaux dorganisation du vivant, sur des échelles de temps et sur des valeurs bien différentes de ce que nous connaissions quand jétais à lEcole agronomique.

Pour les citoyens, il y a aussi un nouvel espace de liberté. Ils ont à agir, mais il faut quils se mettent au clair sur leur projet de société en fonction de ce quils pourront connaître, comprendre, accepter, refuser, de ce qui leur est proposé.

Dans cette nouvelle situation, je vois trois tendances se dessiner.

La première tendance est celle du biologiste qui sintéresse à ses petites plantes ou à ses petits animaux et qui constate leffacement de lidée de conservation statique avec une priorité donnée à une conservation dynamique qui peut être relayée et entraînée par le concept de ressource et celui dinnovation. Notre société va déjà dans ce sens-là.

Dautre part, ce sera à nous de faire ce quil faut éventuellement. Et dans ce « faire ce quil faut », nous aurons à nous poser la question : où sont, dans ce futur, la justice et léquité ? Comment sont partagés les pouvoirs des individus, les pouvoirs des faibles et les pouvoirs des puissants ? Qui prendra en charge les coûts ? Qui gérera le patrimoine ?

Enfin, il ny a rien là à déplorer. Il y a eu un réel progrès des connaissances, que lon a vu se matérialiser récemment sur les gènes mais les gènes ne sont pas tout. Ce ne sont pas les gènes qui font les hommes ni les citoyens. Les gènes font partie des hommes et des citoyens et ne sont pas les seules choses à faire les hommes et les citoyens. De ces connaissances qui sont sorties sur les gènes comme de celles qui vont sortir à propos du fonctionnement des organismes ou de lécologie, nous aurons besoin pour construire nos ingénieries, pour construire nos projets - et aussi pour tout le temps pouvoir les remettre en cause.

 
 
 
 

INCONSCIENT ET NEUROSCIENCES ...

 

 

 

 

 

 

 

 L'inconscient au crible des neurosciences
François Ansermet,Pierre Magistretti dans mensuel 397
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Existe-t-il un point de rencontre pour les neurosciences et la psychanalyse ? Un nouveau paradigme émerge : considérer les bases biologiques de l'inconscient à travers le mécanisme de plasticité du réseau neuronal. Grâce à ce mécanisme, le cerveau est ouvert au changement, tout en gardant une trace des événements passés.
Un rapprochement entre neurosciences et psychanalyse est-il possible ? Freud n'en doutait pas, qui pensait que la biologie parviendrait un jour à prouver les concepts de base de la psychanalyse. « Nous devons nous souvenir que toutes nos idées provisoires en psychologie seront probablement basées un jour sur une infrastructure organique », écrivait-il en 1914 [1] . Quelques années plus tard, il ajoutait : « Les insuffisances de notre description s'effaceraient sans doute si nous pouvions déjà mettre en oeuvre, à la place des termes psychologiques, les termes physiologiques ou chimiques [2] . » Sous ces propos, pointait la notion d'un possible recouvrement entre fait biologique et fait psychique, le second résultant du premier. Il n'empêche que, durant les décennies suivantes, la neurobiologie et la psychanalyse ont été le plus souvent considérées comme des domaines absolument séparés dans leurs fondements, car de logique différente. Tout dialogue était donc impossible.

Un retournement de situation est toutefois perceptible depuis quelques années : les tenants de la neuropsychanalyse proposent de considérer le fait psychique comme un phénomène émergeant du fait biologique. Dans cette optique, il s'agit, pour les neurosciences, de démontrer la psychanalyse, et pour la psychanalyse, de prendre en compte les avancées des neurosciences. Aux yeux du neurobiologiste Eric Kandel, Prix Nobel de physiologie et de médecine en 2000 : « La psychanalyse sortirait revigorée d'un rapprochement avec la biologie en général, et les neurosciences cognitives en particulier [3] . »

Intersection des champs
Mais à travers ce type de rapprochement, neurosciences et psychanalyse se retrouveraient indissolublement liées, au risque de perdre, chacune, leurs fondements. Aussi proposons-nous une autre démarche, qui est de considérer le fait biologique et le fait psychique comme fondamentalement différents, et d'explorer leurs éventuelles intersections.

Il ne s'agit pas ici d'étudier les mécanismes que les neurobiologistes regroupent sous le nom d'« inconscient cognitif », que nous préférons qualifier de « non conscients », pour les différencier de l'inconscient freudien. En effet, ce dernier n'a rien à voir avec un arc réflexe, un automatisme ou une mémoire procédurale lire « L'inconscient cognitif n'est pas freudien », p. 39. L'idée freudienne de l'inconscient va de pair avec l'idée de traces laissées par l'expérience, des traces qui, par leur existence même et surtout les associations qu'elles réalisent entre elles, participent à la constitution de la singularité du sujet. Or, les avancées les plus marquantes de la neurobiologie moderne portent elles aussi sur la notion de traces : en l'occurrence, il s'agit des modifications que toute expérience laisse dans l'agencement du réseau neuronal. De notre point de vue, la notion de traces laissées par l'expérience constitue donc un champ privilégié d'interrogation du rapport entre neurosciences et psychanalyse.

L'hypothèse, puis la démonstration de ce que l'expérience laisse des traces dans le réseau neuronal découlent entre autres des travaux du neurohistologiste Santiago Ramon y Cajal à la fin du XIXe siècle, de ceux du psychologue canadien Donald Hebb dans les années 1940, et enfin de ceux d'Eric Kandel et de nombreux autres neurobiologistes dès les années 1970. La conclusion générale de ces travaux est que le réseau neuronal n'est pas une structure déterminée une fois pour toutes. Il est au contraire soumis à un changement permanent. En effet, les synapses, sites des transferts d'information entre les neurones, sont constamment remodelées au gré de l'expérience : c'est ce qu'on appelle la plasticité synaptique [4] . L'activité simultanée de neurones interconnectés renforce les connexions synaptiques entre ces neurones, tant sur le plan structurel que fonctionnel : la forme et la taille des synapses changent, et de nouvelles synapses se forment [fig. 1] .

Bien sûr, certaines de ces modifications sont et demeurent en relation directe avec l'expérience visuelle, auditive, tactile ou autre qui leur a donné naissance : c'est sur elles que reposent les phénomènes de mémorisation. Ainsi, des modifications des synapses ont par exemple été mises en évidence lors d'expériences de conditionnement chez le rat. Nous proposons d'aller plus loin : les mécanismes de plasticité seraient également à l'origine de la construction d'une réalité interne inconsciente, par le biais d'un réarrangement d'une partie des traces mnésiques initiales.

Perception et réalité
Cette notion de réarrangement des traces a des conséquences importantes. En particulier, cela signifie que la réalité interne inconsciente est dissociée de la perception initiale, et n'est pas un reflet de la réalité externe. Il en résulte le paradoxe suivant : au niveau de l'inconscient, l'inscription de l'expérience sépare de l'expérience. On retrouve ici la contradiction intrinsèque à la théorie psychanalytique concernant la question de la perception. Pour Freud, d'un côté « toutes les représentations sont issues de perceptions » [5] . Et de l'autre, les processus de la vie psychique et de l'inscription de l'expérience vécue « rendent impossible la découverte de la connexion originelle » [6] . À l'aune de la plasticité, il est clair en tout cas que l'inconscient n'est pas un système de mémoire !

Une question essentielle se pose concernant la constitution de la réalité interne inconsciente : les traces laissées par la perception des stimuli sensoriels externes entrent-elles seules en ligne de compte ? Ou les stimuli internes provenant du corps lui-même sont-ils également impliqués ?

À la fin du XIXe siècle, le psychologue William James avait postulé qu'un stimulus externe a deux types d'effets. D'une part, il active le système de perception sensorielle concerné. D'autre part, il déclenche une réponse somatique - par exemple, un changement du rythme cardiaque. Autrement dit, à toute perception est associé un état somatique, dont James pensait en outre qu'il provoquait les émotions ressenties par le sujet : « Quelle sensation de peur resterait-il, si l'on ne pouvait ressentir ni les battements accélérés du coeur, ni le souffle court, ni les lèvres tremblantes, ni les membres faibles, ni le mal de ventre ? » disait-il [7] . Le neurologue de l'université de l'Iowa Antonio Damasio, qui a réactualisé la théorie de James au cours des dix dernières années, parle quant à lui de « marqueurs somatiques », autrement dit de « marqueurs de l'état du corps » [8] . Selon Damasio, ces marqueurs somatiques font que l'évocation de souvenirs s'accompagne de la résurgence de sensations liées à des états du corps.

L'amygdale et l'insula
D'après les travaux de Damasio et du neurobiologiste Joseph LeDoux, de l'université de New York [9] , deux systèmes neuronaux jouent un rôle central dans cette association : il s'agit de l'amygdale, une structure cérébrale située à la face interne du cortex temporal [fig. 2] , et de l'insula, localisée dans le cortex somato-sensoriel pariétal. En simplifiant à l'extrême, on peut dire que l'amygdale est un transducteur de signal. En amont, elle est activée par les différents systèmes sensoriels vision, audition..., sur un mode que l'on qualifie de direct car le signal n'est pas préalablement traité par le cortex sensoriel. En aval, elle déclenche les réponses somatiques, en envoyant des signaux aux systèmes neurovégétatif et endocrinien qui gèrent le rythme cardiaque, la transpiration, la libération de telle ou telle hormone, etc. L'insula, quant à elle, permet au cerveau de détecter ces changements physiologiques. Elle est un relais du système neuronal dit intéroceptif, qui informe en permanence le cerveau de l'état du corps. Une première boucle est ainsi bouclée, qui permet au cerveau de percevoir l'état somatique associé à la perception d'un stimulus externe. Le fait que l'amygdale et l'insula soient toutes deux connectées au cortex préfrontal, impliqué dans certaines formes de mémoire, permet de boucler une seconde boucle, celle du souvenir : il suffit que l'individu se remémore la situation source du stimulus, pour qu'il ressente à nouveau les sensations physiques associées.

Pour notre part, nous postulons que les mêmes mécanismes entrent en jeu quand l'inconscient freudien est activé : des états somatiques sont associés à chacune des traces ou associations de traces qui le constituent. L'état somatique est véhiculé tout au long de la chaîne de réaménagement des traces, et se retrouve finalement associé à l'un des éléments constitutifs de la réalité interne inconsciente, un fantasme donné par exemple. De ce point de vue, l'amygdale jouerait un rôle central dans la constitution de la réalité interne inconsciente. C'est donc l'une des voies par lesquelles un stimulus externe pourrait activer un scénario fantasmatique et l'état somatique qui lui est lié.

Rétablir l'équilibre physiologique
En tout état de cause, le cerveau réagit aux modifications de l'équilibre physiologique interne en tentant de le rétablir, via des signaux qu'il envoie par exemple au coeur ou aux glandes sécrétrices d'hormones. C'est en quelque sorte l'organe suprême du maintien de la constance du milieu intérieur. Or, selon les circonstances, l'état somatique est soit un état de plaisir, soit un état de déplaisir [10] . Sous cet angle, le rétablissement de l'équilibre physiologique peut être considéré comme le correspondant biologique du principe de plaisir/déplaisir freudien : il s'agit de rétablir l'état somatique de plaisir, ou, du moins, d'échapper au déplaisir. On rejoint ici le concept freudien de la pulsion [11] , lui aussi à l'interface entre le somatique et le psychique, la pulsion ayant pour but de décharger un état de tension en revenant à un état basal, ce qui produit la satisfaction. La fonction de la pulsion, centrale dans la théorie psychanalytique, a donc une portée physiologique claire dans le champ des neurosciences.

À travers l'association entre les traces laissées par l'expérience et des états somatiques, les concepts psychanalytiques d'inconscient et de pulsion se trouvent ainsi avoir une résonance biologique. Autrement dit, le modèle issu de la psychanalyse se révèle ici pertinent pour les neurosciences. Aussi parions-nous sur le fait que les données contemporaines issues de la neurobiologie gagneraient à être intégrées au modèle psychanalytique. À nos yeux, le cadre psychanalytique constitue en effet le cadre conceptuel le plus approprié pour guider les neurosciences dans la neurobiologie de l'inconscient : précisément parce qu'il est théorique, il pourrait permettre aux neurosciences de construire une théorie globale du cerveau qui n'exclut pas la dimension propre au sujet. Neurosciences et psychanalyse se rencontrent ainsi de façon inattendue autour de l'incontournable question de l'émergence de l'individualité.

EN DEUX MOTS Depuis une dizaine d'années, la « neuropsychanalyse » tente de réconcilier la psychanalyse et les neurosciences, en cherchant à démontrer la première par les secondes. Une autre approche se dégage aujourd'hui : explorer d'éventuelles intersections entre ces domaines. À cette aune, neurosciences et psychanalyse se rencontrent autour de la notion de « traces ». Les traces qu'une expérience laisse dans le psychisme et celles qu'elle laisse dans le réseau neuronal via la réorganisation des connexions entre les neurones. De ces traces résulte la réalité interne inconsciente du sujet.
[1] S. Freud, Pour introduire le narcissisme 1914, in La Vie sexuelle, PUF, 1969 réédition 2002, collection « Bibliothèque de psychanalyse ».


[2] S. Freud, Au-delà du principe de plaisir 1920, in Essais de psychanalyse, Payot, « Petite Bibliothèque », 2001.


[3] E. R. Kandel, Am. J. Psychiatry, 156 4, 505, 1999.


[4] S. Laroche, « Comment les neurones stockent les souvenirs », Les Dossiers de La Recherche, février-avril 2006, p 28.


[5] S. Freud, La négation 1925, in Résultats, idées, problèmes II, p. 137, PUF, 1985.


[6] S. Freud, Manuscrit M du 25.5.1897, in Naissance de la psychanalyse, p. 181, PUF, 1956 réédition 2002, collection « Bibliothèque de psychanalyse ».

[7] W. James, The Principles of Psychology 1890, New York, Dover, 1950.


[8] A. Damasio, L'Erreur de Descartes, Odile Jacob, 1994.


[9] J. LeDoux, Le Cerveau des émotions , Odile Jacob, 2005.


[10] A.D. Craig, Nat. Rev. Neurosci., 3 , 655, 2002.


[11] S. Freud, Pulsions et destin des pulsions 1915, in Métapsychologie, p. 11-44, Gallimard, 1976.
IDENTITE : À CHACUN SON CERVEAU
Le fait que l'expérience laisse des traces dans le cerveau par le biais de la plasticité synaptique, et que ces traces soient sans cesse remodelées, ouvre un questionnement sur l'identité du sujet. En effet, la plasticité démontre que le réseau neuronal est ouvert au changement, à la contingence : il est modulable par l'événement. Autrement dit, au-delà des déterminations qu'implique son bagage génétique, chaque individu se révèle unique et imprédictible. La plasticité remaniant constamment les circuits neuronaux, un stimulus identique peut donner des réponses chaque fois différentes en fonction de l'état du cerveau. Nous serions ainsi biologiquement déterminés pour ne pas être biologiquement déterminés. Nous serions biologiquement déterminés pour être libres. Voilà qui implique de revisiter d'une façon complètement nouvelle la question du déterminisme. D'une certaine façon, la question n'est plus de savoir comment nous pouvons changer, mais plutôt de comprendre pourquoi nous ne changeons pas plus !
PROCESSUS : L'INCONSCIENT COGNITIF N'EST PAS FREUDIEN
le neurobiologiste et prix nobel Eric Kandel propose que l'étude de la nature des processus mentaux inconscients est l'un des domaines où biologie et psychanalyse pourraient se rejoindre. C'est un fait, les neurosciences cognitives ne cessent de fournir de nouvelles connaissances sur quantité d'opérations mentales qui s'effectuent sans que nous en ayons conscience [1]. Historiquement, ces processus ont d'abord été mis en évidence chez des patients dont le cerveau avait subi une lésion, tel l'emblématique patient H.M. Atteint d'épilepsie, il subit en 1953 l'ablation bilatérale de la partie du lobe temporal, où est localisé l'hippocampe. L'épilepsie disparut, mais sa capacité à restituer consciemment de nouveaux souvenirs aussi. Pourtant, il était encore capable d'apprentissage non conscient : dans une expérience célèbre, Brenda Milner, la psychologue canadienne qui l'a suivi pendant des années, a montré que sa capacité à effectuer correctement une certaine tâche augmentait de jour en jour, comme chez un sujet sain, alors même qu'au début de chaque session d'entraînement il prétendait être confronté à cette tâche pour la première fois. Nettement moins extrêmes, testables chez n'importe lequel d'entre nous, les effets d'amorçages témoignent eux aussi de processus non conscients de traitement de l'information. Par exemple, l'identification d'un objet donné parmi plusieurs autres est plus rapide si le sujet a préalablement vu l'objet en question. Enfin, on peut bien évidemment citer les innombrables actions que l'on effectue sur un mode « automatique ». Notamment, conduire une voiture : point n'est besoin, à chaque instant, de réfléchir aux gestes à accomplir. La mémoire dite « procédurale » est à l'oeuvre, qui nous permet de conduire sans y penser. Regroupés sous le terme d'« inconscient cognitif », ces processus n'ont rien à voir avec l'inconscient freudien.

[1] A. Cleeremans, « Ces zombies qui nous gouvernent », La Recherche , juillet-août 2003, p. 36 ; A. Berthoz, « Au commencement était l'action », La Recherche , juillet-août 2003, p. 74.


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