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SUR LES TRACES DE LA MÉMOIRE

 

Sur les traces de la mémoire
Rémy Versace, Brigitte Nevers dans mensuel 344


Plutôt qu'une juxtaposition de modules et de mécanismes spécialisés, notre mémoire serait la réunion des traces laissées dans notre cerveau par chacune de nos expériences. La réactivation de ces traces lors de nos interactions avec l'environnement ferait émerger souvenirs et connaissances, reconstitués chaque fois.
Lorsque nous entrons une information quelconque dans un ordinateur, par l'intermédiaire du clavier ou d'un autre périphérique, nous nous attendons à ce que la « réponse » fournie par le système informatique soit toujours la même, quelles que soient les circonstances et quelle que soit notre humeur. C'est heureusement généralement le cas.

Au contraire, lorsque nous sommes nous-mêmes confrontés à un environnement donné, nous ne nous comportons pas toujours de la même façon. Nos comportements dépendent à la fois des propriétés objectives de l'environnement et de « l'état » de notre système nerveux au moment où il est stimulé. Or, cet état dépend lui-même de nos expériences antérieures.

Souvenir facilitant. La vitesse de lecture d'un mot dépend de notre familiarité avec celui-ci, de sa connotation émotionnelle et de notre état affectif, ainsi que des mots qui précèdent ou, plus largement, des autres « informations » rencontrées au préalable. Par exemple, si un enfant vous demande quel est le cri du kangourou, vous serez plus rapide, quelques minutes plus tard, pour identifier ce même mot, ou le mot « Australie », sur le livre que vous êtes en train de lire, ou pour les retrouver sur une grille de mots croisés.

La diversité des connaissances et des comportements qui peuvent émerger, selon les circonstances, dans une situation donnée et pour un même individu, relève d'une faculté fondamentale : celle de conserver en mémoire les nombreuses expériences ou situations auxquelles nous sommes confrontés et de les réutiliser de façon appropriée. Depuis les premières véritables investigations expérimentales sur la mémoire, débutées vers 1885 par le psychologue allemand Hermann Ebbinghaus, mais surtout à partir du milieu du XXe siècle avec la naissance de la psychologie cognitive, les scientifiques tentent de décrire comment et sous quelle forme ces expériences sont conservées en mémoire.

Une première approche, développée surtout à partir des années 19701, suppose l'existence de multiples systèmes de mémoire prenant en charge la conservation et le traitement des multiples formes de connaissances : mémoires sensorielles qui stockent temporairement les connaissances perceptives selon la modalité de perception on parle de mémoire visuelle, auditive, olfactive... ; système de représentations perceptives qui stocke à long terme les connaissances perceptives mais d'une manière indépendante des modalités de perception connaissances amodales ; mémoire procédurale, qui conserve les savoir-faire ; mémoire sémantique, qui stocke les connaissances conceptuelles ; mémoire épisodique, qui stocke les souvenirs.

Cette conception multisystème a plusieurs défauts importants. D'abord, elle n'est pas parcimonieuse : elle suppose l'existence pour chaque type de connaissance d'un système de mémoire particulier, autonome, avec des règles et des mécanismes spécifiques. Cette diversité des organisations proposées pour les différents systèmes rend aussi particulièrement difficile d'expliquer comment toutes les caractéristiques constitutives d'une expérience sont rassemblées pour former des connaissances cohérentes qui émergent de l'environnement. Par exemple, pour saisir un objet, il faut non seulement repérer sa forme pour savoir comment et par où le saisir et l'identifier pour avoir une idée de son poids, de sa fonction ou de son éventuel caractère dangereux, mais aussi le situer, dans l'espace et par rapport à notre position dans cet espace. Intégrer ces composantes, c'est reconstruire l'objet dans son environnement, ce qui est indispensable pour l'utiliser à bon escient.

Modules liés. En outre, ces modèles multisystèmes supposent l'existence indépendante d'un système de mémoire sémantique, permettant un accès conscient aux connaissances conceptuelles, et d'un système de mémoire épisodique, qui conserverait les expériences passées propres à l'individu, ses souvenirs. Comment alors rendre compte, à partir de ces deux systèmes indépendants, des liens entre les souvenirs, connaissances apparemment spécifiques à des expériences individuelles, et les connaissances conceptuelles ou abstractives, semble-t-il, détachées de ces expériences ? La mémoire épisodique n'est en effet pas une entité isolée de la mémoire sémantique, et notre expérience personnelle semble bien lier à l'élaboration des concepts et réciproquement : je sais par exemple que Johannesburg est une ville d'Afrique du Sud, parce j'y suis allé en vacances l'année dernière. Une connaissance épisodique semble pouvoir devenir sémantique par abstraction du contexte spatio-temporel dans lequel elle a été apprise. Mais il s'agit plus d'un changement d'état, c'est- à-dire d'un détachement progressif par rapport à des expériences personnelles, que d'un changement réel de système.

Système unique. Pour résoudre ces difficultés, une autre approche de la mémoire, désignée sous le terme de modèles à traces multiples2, a été proposée à la fin des années 1970. Selon ces modèles, il n'existe qu'un seul type de mémoire, à long terme, conservant une trace de toutes les expériences auxquelles l'individu est confronté. L'introduction de la notion de traces dans les modèles de la mémoire s'est faite en parallèle avec le passage d'une conception multisystème à une conception à système unique.

A un niveau neurobiologique, la notion de trace correspondrait à une modification structurelle des voies nerveuses, c'est-à-dire au marquage de réseaux de neurones, par l'intermédiaire d'une modification des capacités du réseau à transmettre l'influx nerveux en réponse à un signal externe. Sans aller plus avant dans ces fondements biologiques voir l'article de Serge Laroche, dans ce numéro, intéressons-nous plutôt à l'organisation et au contenu des traces, et donc des connaissances conservées par leur intermédiaire, ainsi qu'aux mécanismes de construction et de « réutilisation » de ces traces. En dépit des divergences entre chercheurs, la plupart d'entre eux s'accordent pour admettre deux propriétés des traces, leur multidimensionnalité et leur caractère épisodique.

Sensorielles et motrices. Une trace est multidimensionnelle, en ce sens qu'elle reflète les multiples propriétés ou composantes de l'expérience. Elle est épisodique car elle reflète totalement l'épisode ou l'expérience dans laquelle elle s'est constituée, y compris l'existence même de cette expérience.

De nombreux psychologues3 ont tenté de définir la nature des propriétés codées au niveau des traces. Il s'agirait essentiellement de dimensions sensorielles et motrices : des systèmes neuronaux communs, de type sensori-moteur, seraient activés lorsque nous sommes réellement confrontés à des objets, lorsque nous nous imaginons être en présence de ces objets, ou bien lorsque nous recherchons des connaissances conceptuelles à partir de ces mêmes objets.

Ainsi, A. Martin et ses collègues de l'Institut américain de la santé mentale à Bethesda, dans le Maryland4, ont montré, grâce à la tomographie par émission de positrons, que la production verbale de mots de couleurs et de mots désignant des actions active des zones cérébrales impliquées dans la perception des couleurs pour les premiers et dans la perception des mouvements pour les seconds. La même équipe a aussi montré que l'identification de dessins d'animaux ou d'outils est associée notamment à des activations des aires impliquées dans la perception visuelle précoce pour les premiers et dans le cortex prémoteur pour les seconds.

L.W. Barsalou et ses collègues, de l'université Emory à Atlanta, ont par ailleurs demandé à des sujets de vérifier des propriétés associées à des fruits ou à des animaux évoqués simplement par leurs noms. Ils ont constaté que tout se passe comme si l'individu simulait mentalement la présence de l'objet et recherchait en mémoire les propriétés associées à cet objet, exactement comme il pourrait le faire dans son environnement : les réponses sont en effet plus rapides pour des propriétés visibles par exemple, la forme d'une pomme qu'invisibles avoir des pépins, ou bien pour des propriétés de grande taille que pour des propriétés de petite taille.

Les actions effectuées sur les objets jouent pour certains psychologues un rôle tellement important au niveau des traces conservées en mémoire à long terme, qu'ils ont défendu l'idée d'une mémoire à long terme exclusivement fondée sur les savoir-faire.

C'est le cas notamment de P. Kolers5 qui, en 1973, avait proposé l'hypothèse selon laquelle l'efficacité de la récupération en mémoire dépendrait de la correspondance ou du recouvrement entre les traitements mis en jeu lors de la mémorisation et ceux qui sont impliqués lors de la récupération. Il a par exemple entraîné des sujets dans une activité de lecture de textes écrits normalement ou inversés lecture de droite à gauche et a évalué l'apprentissage de ce nouveau savoir-faire un an plus tard : les textes qui avaient déjà été présentés étaient lus plus rapidement que des textes nouveaux, à condition qu'ils soient présentés dans le même sens. Un contrôle a aussi montré que les sujets ne différenciaient pas consciemment les textes anciens des nouveaux.

Ainsi, il semble bien qu'une trace mnésique conserve à la fois les aspects sensoriels des informations traitées et les aspects moteurs des traitements effectués sur ces informations. Toutefois, définir les traces uniquement par leurs composantes sensori-motrices n'est pas suffisant. Une autre composante, très souvent négligée, est certainement codée au sein des tra-ces : l'émotion. Chaque expérience est en effet toujours associée à des états du corps plus ou moins agréables ou désagréables, et le système mnésique doit en garder une trace.

De plus en plus de travaux en psychologie montrent que l'émotion intervient automatiquement et rapidement dans l'émergence de toute forme de connaissances. L'émotion émergerait ainsi avant toute identification consciente de l'objet inducteur. Par exemple R.D. Lane et ses collègues de l'université d'Arizona6 ont remarqué que le débit sanguin cérébral était plus important dans la zone cérébrale de l'amygdale voir l'article de Martine Meunier dans ce numéro pour les images négatives que pour les images neutres et positives, et que cette asymétrie apparaît même en l'absence d'identification consciente des stimuli. Cela a été confirmé par des recherches comportementales dans lesquelles les sujets devaient juger du caractère agréable ou désagréable d'images : cela semble possible avant l'identification de l'image elle-même.

L'émotion jouerait donc un rôle essentiel au niveau de l'élaboration et de la réactivation des traces en mémoire. Tout le monde a eu l'occasion de constater que l'on se souvient beaucoup mieux d'une expérience passée si elle est associée à un état affectif intense, et cela a été vérifié expérimentalement. Mais quel est le rôle exact de l'émotion dans ce phénomène ? Il ne semble pas que le statut de l'émotion au sein de la trace soit équivalent à celui des autres composantes sensori-motrices. Elle aurait une fonction essentielle au niveau de l'intégration des traces.

En effet, puisque la trace est multidimensionnelle, elle résulte d'une synchronisation d'activations au sein des différentes structures codant les multiples propriétés de l'expérience. Or, cette intégration des différentes dimensions de la trace nécessite l'intervention de structures neuronales spécifiques, qui sont aussi très souvent évoquées à propos de l'émotion7. C'est le cas notamment du cortex préfrontal et de l'amygdale. La région de l'hippocampe voir l'article de Poucet dans ce numéro semble également être impliquée dans l'établissement et le stockage à long terme d'un lien entre les diverses caractéristiques sensorielles8.

Catégorisation émotionnelle. En poussant à l'extrême ce rôle de l'émotion, Paula Niedenthal, de l'université de Clermont-Ferrand9, défend même l'idée d'une catégorisation des objets reposant essentiellement sur l'émotion suscitée par ceux-ci auprès de l'individu. Nous classerions ensemble, ou considérerions comme équivalents, des objets qui évoquent le même type de réponse émotionnelle.

Pourrait-on décrire plus précisément la constitution et la réactivation des traces ? La confrontation avec un environnement se traduit automatiquement et immédiatement par une activation de traces antérieures : la nouvelle trace qui en émerge et qui se construit en mémoire est donc une sorte de schématisation, ou d'abstraction, de la situation. Une trace n'est pas une copie conforme d'une situation. Définir la trace comme l'émergence d'un état confère un caractère extrêmement dynamique à la mémoire et aux connaissances qui vont progressivement émerger.

Traits instantanés. Que se passe-t-il lorsque nous sommes par exemple confrontés à une scène visuelle ? En quelques dizaines de millisecondes, nous détectons la présence de traits sensoriels, par exemple des couleurs, des formes simples, des orientations ou des déplacements. Mais dans cette première phase, nous ne pouvons pas dire que telle forme avait telle couleur ou telle orientation : nous ne pouvons pas intégrer les différents composants sensoriels de la scène visuelle. Les connaissances sont ici encore très morcelées.

Le phénomène de mémoire sensorielle correspondrait donc simplement à cette première activation de niveau sensoriel, mais déjà en mémoire à long terme. Ainsi, au contraire des approches multisystèmes, les modèles à traces multiples de la mémoire ne séparent pas les mémoires sensorielles de la mémoire à long terme, ni les mécanismes perceptifs des mécanismes mnésiques intervenant ultérieurement. Les traits de niveau sensoriel c'est- à-dire, les traits activés en premier, spécifiques aux propriétés élémentaires des objets impliqués lors de la perception des objets ne sont pas invariants. Ils dépendent au contraire de nos expériences antérieures et constituent des éléments à part entière de traces mnésiques.

Les premières activations de niveau sensoriel se propagent très rapidement vers d'autres composantes en rapport avec les autres propriétés de l'environnement, dont les composantes motrices et affectives. Des intégrations de plus en plus poussées de ces propriétés permettent un accès à des connaissances de plus en plus élaborées et de plus en plus unifiées en rapport avec l'environnement présent. Par exemple, lorsque nous examinons un visage, sa forme globale, des indices permettant de déterminer s'il s'agit d'un homme ou d'une femme, des traits de l'expression sont détectés et intégrés en un ensemble cohérent, ce qui permet éventuellement de reconnaître la personne.

On ne nomme généralement « connaissance » que ces connaissances hautement intégrées, de niveau symbolique ou sémantique. Mais selon notre description ces connaissances correspondent à des états d'activation du système mnésique et sont toujours créées ou recréées dans le cadre d'interactions avec l'environnement. Cette notion d'état émergeant d'une expérience est centrale dans cette manière de concevoir la mémoire et traduit l'abandon de l'idée d'une mémoire « encyclopédique » contenant un stock de connaissances parfaitement définies, répertoriées et adressables à volonté en fonction des besoins, sous-jacentes aux modèles traditionnels.

Il n'existerait donc pas de différence fondamentale entre les souvenirs et les connaissances catégorielles ou symboliques, mais simplement une proximité plus ou moins grande avec un seul état antérieur. Un souvenir correspondrait à un état très proche d'un état antérieur spécifique, enregistré par une seule trace, alors qu'une connaissance catégorielle reflèterait de multiples états ou traces antérieurs.

Traces indiscernables. Dans une telle perspective, l'oubli ne correspond pas à la disparition d'une connaissance ou d'un souvenir, mais plutôt à la difficulté de discriminer une trace particulière parmi d'autres traces. Le contexte pourrait donc également permettre de rendre une trace plus spécifique et donc plus facilement réactivable. Cela expliquerait par exemple le type de situation où nous sommes incapables d'associer un nom au visage d'une personne qui nous est pourtant familier, ni même d'expliquer l'origine de cette impression de familiarité. Il suffit généralement que le contexte dans lequel nous avons l'habitude de rencontrer cette personne nous revienne à l'esprit pour qu'immédiatement, toutes les informations manquantes deviennent accessibles.
1 L.R. Squire, Psychological Review , 99 , 195, 1992 ; E. Tulv in g, « Organisation of memory : Quo vadis ? », in The C ognitive Neurosciences , édité par M.S. Gazzaniga, p. 839, MIT Press ; A.M. Collins et M.R. Quillian, Journal of Verbal Learning and Verbal Behavior , 8 , 247, 1969 ; A.M. Collins et A.F. Loftus, Psychological Review , 82 , 407, 1975.

2 D.L. Hintzman, Psychological Review , 93 , 411, 1986 ; G.D. Logan, Psychological Review , 95 , 492, 1988 ; D.L. Medin et M.M. Schaffer, Psychological Review , 85 , 207, 1978 ; R.M. Nosofsky, Journal of Experimental Psychology : Human Perception and Performance , 17 , 3, 1991 ; B.W.A. Whittlesea, Journal of Experimental Psychology : Learning, Memory, and Cognition , 13 , 3, 1987.

3 L.W. Barsalou, Behavioral and Brain Sciences , 22 , 577, 1999 ; A.R. Damasio, Cognition , 33 , 25, 1989 ; A.M. Glenberg, Behavioral and Brain Sciences , 20 , 1, 1997 ; F. Pulvermüller, Behavioral and Brain Sciences , 22 , 253, 1999.

4 A. Martin et al. , Science , 270 , 102, 1995.

5 P.A. Kolers, Memory and Cognition , 12 , 347, 1973.

6 R.D. Lane et al. , Neuropsychologia , 35 , 1437, 1997.

7 A. Bechara et al. , Cognition , 50 , 7, 1996 ; L.G. Ungerleider, Science , 270 , 769, 1995.

8 A. Bechara et al. , Science , 269 , 1115, 1995

9 P. Niedenthal, Psychological Review , 106 , 337, 1999


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LE SYMBOLISME

 


symbolisme

Courant poétique, littéraire et artistique de la fin du xixe s. et du début du xxe s.


Introduction

Peu de notions sont aussi controversées que celle de symbolisme et d'école symboliste. Verlaine déjà s'écriait : « Symbolisme ? Connais pas ! Ce doit être un mot allemand ! » Et plus d'un poète réputé symboliste n'accepterait l'étiquette que du bout des lèvres, comme un terme commode et rien de plus. Quant aux critiques et aux historiens, ils ont souvent tendance à en élargir les contours jusqu'à n'y plus voir qu'un avatar – ou la queue – du romantisme.
Le symbolisme a pourtant sa réalité et son originalité, qu'on le considère dans son déroulement chronologique, dans son extension géographique ou dans son contenu esthétique et ses manifestations.
Si ses racines doivent être cherchées dans le romantisme allemand, dans la philosophie de Hegel et de Schopenhauer, dans le préraphaélisme anglais et l'œuvre de Swinburne, dans la tradition ésotérique du xixe s., ses origines et sa naissance sont françaises.
Une « crise d'âmes »

Vers 1880 prend corps dans la jeunesse littéraire et artistique un état d'esprit fait à la fois de frémissement devant la vie et de lassitude désabusée à l'égard d'une civilisation trop vieille. On se sent également solidaire et prisonnier du monde moderne, exilé au cœur d'un univers hostile et fascinant. Ce n'est pas encore le symbolisme, mais seulement la sensibilité décadente. Dans les cafés et les tavernes se réunissent des clubs qui s'appellent Hydropathes, Hirsutes, Zutistes, Je-m'en-foutistes ; Rodolphe Salis (1851-1897) crée le cabaret du Chat-Noir (1881) ; des revues apparaissent, comme Lutèce, la Nouvelle Rive gauche. Émile Goudeau (1849-1906), le fondateur des Hydropathes, chante la ville et ses Fleurs de bitume (1878). Alphonse Allais (1855-1905), Charles Cros (1842-1888) introduisent dans la vie et le langage la dimension de l'absurde. Maurice Rollinat (1846-1903) avec ses paroxysmes des Névroses (1883) et Jules Laforgue avec ses complaintes douces-amères expriment leur angoisse sur des registres divers.

Stéphane Mallarmé
La décadence a ses maîtres, ses modèles. Dans les Essais de psychologie contemporaine (1883), Paul Bourget (1852-1935) consacre des études à Stendhal, à Taine, à Renan, à Flaubert et surtout à Baudelaire. En 1884, Verlaine révèle dans ses Poètes maudits les œuvres alors pratiquement inconnues de Mallarmé, de Cros, de Corbière et de Rimbaud. La même année, J.-K. Huysmans définit dans À rebours le type de l'esthète décadent. Son héros, Floréas des Esseintes, vit confiné dans un univers artificiel de sensations rares et de rêveries nourries des œuvres de Poe, de Baudelaire, de Verlaine, de Mallarmé, de Gustave Moreau ; son extrême lucidité le condamne à une angoisse sans recours.
Tous ceux qui devaient jouer un rôle dans le symbolisme ont, à des degrés divers, connu cette « crise d'âmes » de 1880-1885. Dans sa revue les Taches d'encre (1884-1885), Maurice Barrès publie un essai sur Baudelaire. En 1889 encore, les Serres chaudes de Maurice Maeterlinck sont plus décadentes que symbolistes. Il en est de même en 1891 de l'André Walter d'André Gide. À dix-huit ans, le jeune Valéry ne jure que par À rebours, sa « Bible ». Le premier recueil de Milosz (1899) s'intitule le Poème des décadences. Et des écrivains comme Jean Lorrain (1855-1906) et Robert de Montesquiou-Fezensac prolongent jusqu'aux premières années du xxe s. une atmosphère décadente.
Cependant, l'esprit décadent comme phénomène collectif disparaît après 1885, malgré les efforts d'Anatole Baju pour lancer en 1887, avec le soutien éphémère de Verlaine, une école décadente. Des préoccupations idéologiques et esthétiques nouvelles s'affirment. Les jeunes poètes commencent à fréquenter rue de Rome les « Mardis » de Mallarmé. Ils y apprennent à donner un sens aux aspirations qui les appelaient au-delà des raffinements et des dégoûts de la décadence, et à chercher un fondement métaphysique à la poésie ; ils retiennent aussi de l'exemple et de la parole du maître que l'art doit être hermétique et réservé aux initiés. Ils se tournent également vers A. Villiers de L'Isle-Adam, qui répand les thèmes idéalistes : le monde où nous vivons n'est qu'un rêve où nous projetons les reflets de notre Moi. Enfin, Édouard Dujardin (1861-1949), dans la Revue wagnérienne, qu'il crée en 1885, et Édouard Schuré (1841-1929), dans le Drame musical, réédité la même année, développent d'après le maître de Bayreuth l'idée d'une solidarité fondamentale entre les arts.


Une conscience commune

Le 18 septembre 1886, Jean Moréas publie dans le supplément littéraire du Figaro un article en forme de manifeste qu'on tient communément pour l'acte de naissance du symbolisme. En fait, ce texte est sans grande portée théorique et ne manque pas de confusion, dans la pensée comme dans la langue. Il a surtout le mérite de cristalliser autour du mot symbolisme les tendances qui se cherchent.
Aussi bien ne s'agit-il pas d'une école qui s'organise autour d'une doctrine, mais d'une conscience commune qui se découvre. Les leçons de Mallarmé ont été préférées à l'exemple de Verlaine, l'idée à la sensation, le rêve à la vie, la musique pure à la chanson. On élabore une conception exigeante de la poésie, dans ses buts comme dans sa facture ; on met l'accent sur la valeur suggestive du langage, qui ne sera pleinement exploitée que par un emploi sûr et savant des mots. On se réfère à la formule de Mallarmé dans son Avant-dire au Traité du Verbe (1886) de René Ghil (1862-1925), qui établit la fonction poétique du langage, médiateur magique entre le réel et l'idée : « Je dis : une fleur ! et, hors de l'oubli où ma voix relègue aucun contour, en tant que quelque chose d'autre que les calices sus, musicalement se lève, idée rieuse ou altière, l'absente de tous bouquets. »
Mais si l'on se réclame du symbole comme du secret de la poésie, sa définition manque de clarté : il est pour certains, quoi qu'ils en disent, peu différent de l'allégorie, pour les wagnériens formulation du mythe, correspondance pour ceux qui n'ont pas oublié Baudelaire, déchiffrement du mystère par la suggestion pour les disciples de Mallarmé.
Les convergences qui s'établissent n'empêchent pas les luttes intérieures. En 1888, René Ghil se sépare de Mallarmé et développe sa théorie de l'instrumentation verbale, qui séduira quelque temps Stuart Merrill : elle s'appuie sur des relations rigoureuses, qu'il prétend même scientifiquement établies entre les sons des voyelles, les couleurs et les instruments de musique. On dispute du vers libre, de ses origines, de sa nature, de sa fonction. Il est pour Laforgue la modulation fidèle d'une psychologie mobile. Gustave Kahn, tout en observant qu'il doit permettre « à chacun d'écouter la chanson qui est en soi et de la traduire le plus strictement possible », veut organiser la strophe selon une unité à la fois structurale et thématique. Mallarmé répugne à cette technique, et son « On a touché au vers ! » répond au cri de F. Vielé-Griffin : « Le vers est libre ! » Les nombreuses – et le plus souvent éphémères – revues qui paraissent dans les années 1886-1888 se font l'écho de tous ces débats : la Vogue, le Symboliste, la Wallonie, Écrits pour l'art, la Revue indépendante …


La formalisation du système

image: http://www.larousse.fr/encyclopedie/data/images/1312394-Paul_Gauguin_Lutte_de_Jacob_avec_lange.jpg
Paul Gauguin, Lutte de Jacob avec l'angePaul Gauguin, Lutte de Jacob avec l'ange
À partir de 1889 commence une nouvelle phase. Cette année-là paraissent, outre une réunion d'articles de Moréas sous le titre les Premières Armes du symbolisme, deux ouvrages théoriques importants. L'un est l'Art symboliste (1889), où Georges Vanor relie les conceptions esthétiques du symbolisme à un symbolisme universel, ésotérique ou religieux : « l'univers n'est que le symbole d'un autre monde », c'est « le livre de Dieu ». Par le jeu des analogies – des symboles –, le poète le déchiffrera et atteindra au surnaturel et au mystère original. Dans la Littérature de tout à l'heure (1889), Charles Morice (1861-1919) représente l'art comme un sacerdoce, menant au Vrai par le Beau, ramenant aux sources légendaires et religieuses, suscitant un mysticisme nouveau, fondé sur « la Loi de l'analogie et l'Évangile des correspondances ». En 1893, dans l'Idéalisme, Remy de Gourmont (1858-1915) systématise les rapprochements déjà établis entre la philosophie idéaliste et le symbolisme, faisant de ce dernier la forme esthétique de cette « vérité nouvelle », « évangélique et merveilleuse, libératrice et rénovatrice » qu'est le « principe de l'idéalité du monde ». Ainsi, qu'il s'agisse de doctrines ésotériques ou religieuses, de système philosophique, le symbolisme devient une explication du monde, et la poésie se fait moyen de connaissance. Dans les mêmes années, Albert Aurier (1865-1892) consacre sa critique d'art dans le Mercure de France à définir, par opposition à l'impressionnisme, une peinture idéiste ou symboliste, représentée par Gauguin, Van Gogh, Cézanne.
De nouvelles revues sont apparues : le Mercure de France, la Revue blanche, les Entretiens politiques et littéraires, la Plume, l'Ermitage, qui seront plus durables que leurs aînées. Une seconde génération s'annonce avec de jeunes écrivains comme Gide, Valéry, Claudel, Francis Jammes, Paul Fort. L'enquête menée par Jules Huret (1864-1915) sur l'« évolution littéraire » (1891) se solde par un triomphe du symbolisme sur le naturalisme, interprété comme celui du spiritualisme sur le matérialisme.
À cette formalisation d'un système, quelle œuvre poétique répond ? Ne parlons pas de Mallarmé, maître reconnu des symbolistes et, un peu malgré lui, leur conscience. Ni de Villiers de L'Isle-Adam, « portier de l'Idéal », selon le mot de Remy de Gourmont. Tous deux représentent certes un accomplissement du symbolisme, mais ils le dépassent par leur propre destin comme par leur œuvre, qui est en grande partie antérieure à 1885.
Parmi les créateurs et les animateurs du symbolisme, certains se complaisent dans la rêverie sentimentale sans oser s'aventurer jusqu'aux sources obscures de la conscience et à l'onirisme : il en résulte tout un courant élégiaque, perméable à l'influence de Verlaine, des poèmes d'Ephraïm Mikhaël (1866-1890) à ceux d'Albert Samain (Au jardin de l'Infante, 1893). D'autres se contentent de la légende comme succédané du mythe et tracent sur leurs itinéraires d'évasion une imagerie féerique et pseudo-médiévale : ainsi Gustave Kahn avec Domaine de fée (1895), A. Ferdinand Hérold avec les Chevaleries sentimentales (1893), Adolphe Retté (1863-1930) avec Une belle dame passa (1893), Moréas avec les Cantilènes (1886). Les recherches linguistiques de René Ghil et les Gammes (1887) de Stuart Merrill (1863-1915), qui s'en inspirent, sont, en fin de compte, bien timides. Henri de Régnier (1864-1936) est dès ses débuts (Poèmes anciens et romanesques, 1887-1889, 1890, Tel qu'en songe, 1892) un symboliste modéré et préfère la petite flûte qui fait chanter la forêt aux puissantes combinaisons symphoniques que laissent pressentir les leçons de Wagner. Francis Vielé-Griffin (1863-1937) est peut-être le plus original de nos poètes symboliques, maître du vers libre, préférant la joie, la vie « belle du bel espoir » à l'évasion et au rêve (la Clarté de vie, 1897).


Diversité et divergences

Mais ces poètes ne tarderont pas à s'éloigner du symbolisme. Moréas, le premier, fonde en 1891 l'« école romane ». Stuart Merrill glisse vers un chant proche de la nature dans les Petits Poèmes d'automne (1895), avant d'atteindre un large souffle humain dans Une voix dans la foule (1909). Gustave Kahn s'ouvre à l'inspiration populaire et à la vie du terroir. Adolphe Retté prend parti contre Mallarmé en 1895. Henri de Régnier évolue vers un classicisme de l'inspiration et de l'expression (les Médailles d'argile, 1900 ; la Cité des eaux, 1902 ; la Sandale ailée, 1906) et sera en 1911 le premier symboliste élu à l'Académie. Quant à la génération de Gide, de Valéry, de Francis Jammes, de Paul Fort, c'est dans des voies différentes qu'elle s'accomplira.
La façon même dont se dissolvent ainsi les valeurs symbolistes aux environs de 1895 montre qu'elles n'ont pas été dans l'existence de ces poètes la quête obstinée à laquelle s'était consacré Mallarmé ; ceux-ci ont vécu le symbolisme comme une prise de conscience et un passage plus que comme une exigence fondamentale.
Le symbolisme français est indissolublement lié au symbolisme belge. C'est autour de la revue la Jeune Belgique, fondée en 1881, que s'était manifesté un esprit nouveau dans la littérature belge d'expression française : on y défend le naturalisme, l'art pour l'art, la décadence. Une rupture amorcée en 1886 par la création de la revue la Wallonie par Albert Mockel (1866-1945) est consacrée en 1887 après la publication du Parnasse de la Jeune Belgique : partisans de l'art pour l'art et symbolistes se séparent.

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Maurice Maeterlinck
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Émile Verhaeren
Georges Rodenbach (1855-1898) a attaché son nom à un climat de mélancolie décadente, dont toutes les composantes sont réunies dans son roman Bruges-la-Morte (1892). Charles Van Lerberghe (1861-1907) est peut-être le plus purement symboliste. Sa Chanson d'Ève (1904) est, avant la Jeune Parque, le poème musical de l'éveil d'une conscience vierge à la vie et au monde. Mais les personnalités les plus marquantes sont celles de Maurice Maeterlinck et d'Émile Verhaeren. L'œuvre strictement poétique de M. Maeterlinck est brève : elle se réduit à deux courts recueils, Serres chaudes et Quinze Chansons (1900), le premier lourd d'une angoisse fiévreuse, l'autre déployant l'imagerie symboliste dans une savante fluidité. E. Verhaeren, au contraire, est un poète ample et abondant, qui, parti d'une inspiration romantique et parnassienne (les Flamandes, 1883 ; les Moines, 1886), en arrive, après une crise physique et morale que jalonnent les hallucinations des Soirs, des Débâcles (1888) et des Flambeaux noirs (1890), à un lyrisme puissant de la vie moderne (les Villes tentaculaires, 1895 ; les Forces tumultueuses, 1902 ; la Multiple Splendeur, 1906 ; les Rythmes souverains, 1910). Avec lui, le symbolisme belge, à la différence de ce qui s'est passé en France, s'est orienté vers le monde contemporain et ses problèmes, s'ouvrant, au lieu de les rejeter, à certaines conceptions de l'art social.
Un roman impressionniste

Le manifeste de Moréas préconisait un « roman symbolique » fondé sur une vision subjective du réel. D'autre part, les publications de Teodor de Wyzewa (1863-1917) et le Roman russe (1886) d'Eugène Melchior de Vogüé (1848-1910) font connaître les littératures étrangères « du Nord ». Mais les premières tentatives romanesques des symbolistes se réduisent souvent à une simple technique impressionniste habillée du pire jargon symboliste. Tel est le cas des nouvelles de Moréas et Paul Adam réunies sous le titre le Thé chez Miranda en 1886. Même Dujardin, qui, dans Les lauriers sont coupés (1888), prétend adapter au roman les procédés de composition de Wagner, se dégage mal d'un impressionnisme psychologique dans lequel on a vu la source du monologue intérieur. Barrès, dans Sous l'œil des barbares (1888), Un homme libre (1889), le Jardin de Bérénice (1891), trace bien cette « aventure intérieure dans un décor plus suggéré que décrit » dont parlait Moréas, mais l'aventure, si elle a des attaches symbolistes, est déjà purement barrésienne. En fin de compte, c'est peut-être dans la Sixtine (1890) de Remy de Gourmont qu'on trouve la formule la plus achevée du roman symboliste.
Un théâtre pour l'esprit

Le théâtre a fasciné les symbolistes. Ceux-ci ont rêvé après Wagner d'un théâtre total ; ils ont pensé que le drame devait s'adresser à l'esprit plus qu'au regard et qu'il pouvait le faire sans déconcerter le spectateur s'il présentait plusieurs niveaux de signification. Ils ont eu leurs scènes avec le théâtre d'Art, fondé en 1890 par le jeune Paul Fort, et le théâtre de l'Œuvre, fondé en 1893 par Lugné-Poe.
Axel, publié en 1890, après la mort de Villiers de L'Isle-Adam, et représenté en 1894, apparut comme l'œuvre exemplaire. Parmi les titres les plus caractéristiques, on retiendra la Fille aux mains coupées (1893) de Pierre Quillard, mystère aux personnages sans nom qui se déroule hors du temps et de l'espace, et la Légende d'Antonia (1891-1893) d'Édouard Dujardin. Plus que dans ses poèmes, Saint-Pol Roux (1861-1940) réalise la plénitude des thèmes symbolistes dans la Dame à la faulx (1899). Mais le dramaturge du symbolisme reste Maurice Maeterlinck, avec ses pièces haletantes et angoissées qui suggèrent le mystère et le tragique de la vie à travers un univers de symboles : ainsi la Princesse Maleine (1889), l'Intruse (1890), les Aveugles (1890), Pelléas et Mélisande (1892). Cependant, en 1890, un jeune inconnu avait publié son premier drame à cent exemplaires : Claudel donnait d'emblée, avec Tête d'or, sa puissance mythique au symbolisme.
Métamorphoses et traditions nationales

À partir de 1895, le symbolisme est abandonné, quand il n'est pas vigoureusement battu en brèche, par une nouvelle génération plus sensible aux valeurs de la vie et de la nature qu'à celles du rêve et de l'idéal : c'est le temps des nourritures terrestres.
On ne peut dire, pourtant, que le symbolisme est mort. Il se métamorphose plutôt dans quelques-unes des grandes œuvres du xxe s. Le Valéry de la Jeune Parque (1917) et de Charmes (1922) n'est plus symboliste, ni le Claudel des Cinq Grandes Odes (1904-1910) ; mais l'un a conservé de ses convictions de 1890 le sens de l'autonomie de la poésie et de la perfection technique, et l'autre renouvelle par sa foi catholique l'« explication orphique du monde » que Mallarmé assignait pour but à la poésie. Milosz, Victor Segalen suivent dans leur aventure spirituelle et esthétique une voie ouverte dans les grandes recherches de 1885-1890.

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Endre AdyEndre Ady
La vie du symbolisme se poursuit également en Europe et dans le monde entier. Il était voué dès ses origines au cosmopolitisme. Moréas n'était-il pas grec, Stuart Merrill et Vielé-Griffin américains, Teodor de Wyzewa polonais ? D'autre part, l'Allemand Stefan George est un familier de la rue de Rome, comme les Britanniques Arthur Symons et George Moore. Le Hollandais Ary Prins (1860-1922) est un ami de Huysmans. Le Hongrois Endre Ady et d'autres encore viennent séjourner quelque temps à Paris. Des revues à vocation internationale circulent à travers l'Europe. Dès 1885, la revue hollandaise De Nieuwe Gids (le Nouveau Guide) publie les jeunes écrivains français. En 1890, Kasimir Leino (1866-1919), rentrant de Paris, fait connaître Verlaine, Mallarmé, Moréas en Finlande. La poésie symboliste française et belge se répand rapidement et suscite dans de nombreux pays des orientations littéraires nouvelles. Cette diffusion prend naturellement des formes diverses selon les nationalités et aussi les personnalités. D'une façon générale, elle est fondée sur une conception élargie du symbolisme, qui englobe Baudelaire et s'appuie plutôt sur Verlaine que sur Mallarmé. D'autre part, elle s'adapte en rejoignant les traditions nationales ou populaires, ou en se confondant avec d'autres tendances.
En Allemagne, la pénétration du symbolisme belge a été rapide : Verhaeren et Maeterlinck ont été très vite traduits et étudiés. Mais le rôle déterminant a été celui de Stefan George. Celui-ci traduit Baudelaire, Verlaine, Mallarmé, Rimbaud et aussi Dante Gabriel Rossetti, Swinburne, Dowson, Willem Kloos, Albert Verwey, D'Annunzio, Wacław Rolicz-Lieder. Il fonde en 1892 la revue Blätter für die Kunst (Feuilles pour l'art), qui acquiert une réputation internationale. Il publie en 1892 Algabal, un grand poème où interfèrent les influences décadentes et les exigences mallarméennes. Cependant, il ne tarde pas à s'éloigner de cette première inspiration et, malgré des initiatives comme la revue internationale Pan, on ne peut parler d'un groupe symboliste allemand. Peut-être parce que le romantisme de l'Allemagne, sa philosophie, son esthétique musicale (et particulièrement le wagnérisme) sont trop étroitement mêlés aux sources et au destin du symbolisme, celui-ci reste présent sans jouir d'une existence autonome. Ses tendances se heurteront d'ailleurs à celles de l'expressionnisme et, bientôt, de l'avant-garde.
L'influence de Verlaine a été plus forte en Autriche. Elle s'est conjuguée à celle de Baudelaire, de Huysmans, de Villiers de L'Isle-Adam, introduits par Hermann Bahr (1863-1934), et s'est notamment exercée sur les poètes « fin de siècle » de la Jung-Wien, qui se retrouvaient en elle, tels Leopold von Andrian-Werburg (1875-1951), Felix Dörmann (Felix Biedermann) [1870-1928], auteur de recueils aux titres caractéristiques de Neurotica (1889) et de Sensationen (1892). Les deux grands poètes autrichiens du début de ce siècle sont également tributaires du symbolisme dans leurs débuts. Hugo von Hofmannsthal collabore aux Blätter für die Kunst et commence par professer un « idéalisme magique » qui se réfère à Novalis, mais qui n'ignore ni Swinburne, ni Baudelaire, ni Mallarmé. Rainer Maria Rilke n'est pas éloigné dans ses premiers recueils des Chansons de Maeterlinck, et la quête obstinée de l'invisible qui oriente son œuvre entière nous incite à voir en lui, comme en Claudel, en Valéry ou en Milosz, un de ces hommes qui ont approfondi le message symboliste.
Prague fait alors partie de l'Empire austro-hongrois et, quelle que soit la force grandissante du mouvement national et culturel tchèque, est sensible aux impulsions venues de Vienne ou d'Allemagne. Julius Zeyer (1841-1901), qui a voyagé à travers l'Europe et s'est notamment lié avec Odilon Redon et Huysmans, ramène dans son pays des images d'esthètes décadents. La Moderní Revue, fondée en 1894, répand cet esprit de décadence, qui atteindra son apogée aux environs de 1900 et tendra à l'esthétisme.
Comme l'Allemagne, l'Angleterre pouvait sembler préparée au symbolisme. Le préraphaélisme avait créé avant 1870 l'atmosphère vaporeuse du rêve et des figures idéales. D'autre part, George Moore (1852-1933) avait, en 1891, fait connaître Rimbaud et Verlaine (Two Unknow Poets), et Arthur Symons (1865-1945) avait publié en 1899 The Symbolist Movement (le Mouvement symboliste en littérature), où, de l'œuvre de Mallarmé et de celle de Villiers de L'Isle-Adam à la première d'Ubu roi, les aspects divers de la littérature nouvelle étaient présentés au public anglais.
Cependant, la protestation des artistes contre la société victorienne avait pris des formes voisines de certaines manifestations décadentes. Le satanisme de Swinburne, proche de celui de Baudelaire et de Poe (Laus Veneris), 1866, se prolonge dans les raffinements morbides d'Oscar Wilde et les gravures d'Aubrey Vincent Beardsley (1872-1898), fondateur de la revue The Yellow Book (1894-1895). Quand, à partir de 1891, de jeunes poètes comme Richard Le Gallienne, Arthur Symons, W. B. Yeats, Ernest Downson, Lionel Johnson se réunissent chaque semaine à Londres au Rhymer's Club, c'est plus dans un esprit décadent et « fin de siècle » que par référence à l'exemple de Mallarmé et du symbolisme. Cependant, la curiosité de Yeats pour l'ésotérisme et la théosophie le rapproche de la recherche symboliste de l'unité ; il fréquentera d'ailleurs des cercles ésotériques dans les deux séjours qu'il fera à Paris en 1892 et en 1896.
Plus que le poète irlandais, c'est T. S. Eliot, d'origine américaine, mais Anglais d'adoption, qui incarne l'héritage anglo-saxon de la décadence et du symbolisme. Ses premiers vers, Prufrock (1917) et Poems (1919), rappellent Corbière et Laforgue. The Waste Land (la Terre vaine, 1922), dont les assises sont la légende du Graal, les livres d'Adonis, Attis, Osiris, la mythologie hindoue, constitue une synthèse des ambitions et des démarches du symbolisme. Les dates de ces œuvres montrent combien durable a pu être la trace de l'école de 1886-1895 dans la littérature européenne.
Vielé-Griffin et Stuart Merrill (qui y séjourna de 1885 à 1889 et en 1890) auraient pu être les introducteurs du symbolisme aux États-Unis. Il n'en fut rien. C'est essentiellement par le canal de la critique anglaise qu'après 1890 Baudelaire, Verlaine, Mallarmé sont introduits outre-Atlantique. Si, dans les dernières années du siècle, Richard Hovey (1864-1900) traduit des poèmes de Verlaine, de Mallarmé, de Maeterlinck et le théâtre de ce dernier, c'est l'influence de Verlaine qui est prépondérante jusqu'aux environs de 1910 ; elle se manifeste en particulier sur les poètes canadiens de langue anglaise.
À partir de 1912, l'imagisme s'organise autour de poètes comme F. S. Flint et Ezra Pound. Ceux-ci ne cachent pas tout ce qu'ils doivent au symbolisme. Quand John Gould Fletcher (1886-1950) écrit The Vowels, il pense à Rimbaud ; James Gibbons Huneker (1860-1921) est fortement influencé par Huysmans dans Painted Veils (1929) ; et F. S. Flint dira de lui-même, d'Ezra Pound et de Thomas Ernest Hulme (1883-1917) : « Nous avons subi une très grande influence du moderne symbolisme français. » Mais l'imagisme est bien différent du symbolisme. L'image est pour ces poètes « ce qui présente un complexe intellectuel et émotionnel dans une fraction de temps ». Énonçant quelques préceptes dans la revue Poetry de mars 1913, Ezra Pound déclare qu'il faut traiter « directement » le sujet, bannir tout mot inutile, composer une séquence comme une phrase musicale, sur le battement du métronome. On est plus près de l'avant-garde des années 1910-1920 et même de l'expressionnisme que du symbole et de la musique du vers. Esthétique de transition, l'imagisme est nettement tourné vers la poésie du xxe s.
Dans les pays slaves, la fortune du symbolisme a été presque immédiate. Le mouvement de la « Jeune Pologne » est à la fois national et artistique. Il prend racine dans la tradition populaire et patriotique, mais se tourne aussi vers l'Europe occidentale et surtout vers la France, images de liberté politique et intellectuelle. Stanisław Wyspiański, qui meurt en 1907 à trente-huit ans, est l'âme du mouvement ; peintre, illustrateur, poète, dramaturge, traducteur, animateur politique, il représente bien dans ses activités multiples les tendances diverses du mouvement, où se joignent, du point de vue littéraire et artistique, la tradition du romantisme visionnaire et les idées nouvelles. Son catholicisme entraîne Wyspiański vers le Moyen Âge et les cathédrales gothiques, son romantisme vers un mysticisme politique et social. Mais il n'ignore pas Maeterlinck, dont procède sa pièce les Noces (Wesele), donnée en 1901 à Cracovie, et il répand en Pologne la théorie du drame wagnérien. Son aîné d'un an, Stanisław Przybyszewski (1868-1927) écrit la première partie de son œuvre en allemand. En 1898, il s'installe à Cracovie et se convertit à sa langue natale. Son satanisme, son illuminisme fascinent ses disciples, qui s'appellent « fils de Satan ». Przybyszewski a lu Barbey d'Aurevilly, Huysmans, Verlaine, Laforgue et il admire les dessins de Félicien Rops. La revue Zycie (la Vie), dont il prend la direction, est ouverte aux grandes orientations européennes de la décadence, du symbolisme et de l'occultisme. Auprès de ces deux poètes, Jan Kasprowicz (1860-1926) allie l'image de Baudelaire à un rêve médiéval, Georges Tetmajer est décadent à la manière de Jean Lorrain, Bołeslaw Leśmian (1878-1937) [qu'on a parfois rapproché de Jarry], plus soucieux d'alchimie verbale, corrode par l'humour la fascination du fantastique. Mentionnons enfin le rôle de la revue Chimera, où parurent de nombreuses traductions, notamment celle d'Axel en 1901. Sensible aux influences allemandes autant qu'aux influences françaises, ancré dans une tradition qui remonte au début du siècle, le mouvement de la Jeune Pologne représente une étape originale dans le développement du symbolisme.
Dans la Russie impériale de 1890, le recours à l'Occident est également la manifestation d'un esprit progressiste. Lorsqu'en 1892 Semen Afanassievitch Venguerov (1855-1929) présente la nouvelle poésie dans Vestnik Ievropy (le Messager de l'Europe), un groupe symboliste existe déjà en Russie. Valeri Iakovlevitch Brioussov (1873-1924) fait figure de chef de file. Il publie en 1894-1895 les trois cahiers intitulés les Symbolistes russes. En 1895, ses Chefs-d'œuvre s'inspirent de Baudelaire, de Verlaine, de Rimbaud, de Vielé-Griffin, d'Henri de Régnier ; en 1897 Me meum esse développe le thème que le monde est la représentation que s'en fait le poète démiurge. K. D. Balmont, Dans l'immensité (1895), est plus préoccupé de problèmes techniques et de structure du vers, et Dmitri S. Merejkovski, dans Symboles (1892), de messianisme et de mysticisme. L'unité du groupe ne fut pas durable. Brioussov se sépare de la revue Novyi Pout (Nouvelle Voie), où le groupe s'exprimait, pour fonder Vessy (la Balance), qui aura René Ghil comme collaborateur régulier. À partir de 1904, il évolue vers une poésie néoclassique et s'oppose à l'exaltation mystique de Merejkovski et de ses disciples.
Une seconde génération est celle des poètes qui ont vingt ans en 1900, comme Aleksandr Aleksandrovitch Blok et Andreï Belyï ; leur maître est Vladimir Solovev, mort en 1900, idéaliste et mystique, pour qui la poésie était expérience spirituelle. Ils ont moins de liens avec la France que les collaborateurs de Novyi Pout et sont plus ouverts aux influences germaniques ainsi qu'aux sources nationales ; les préoccupations esthétiques les retiennent moins que la philosophie et la mystique.
La vie féconde et tourmentée du symbolisme russe se heurte à partir de 1910 au futurisme, à l'acméisme, à toutes les formes de l'avant-garde, qu'il a contribué à créer, mais qui se détachent de lui en se tournant résolument vers l'avenir et en mettant au premier plan les problèmes d'écriture.
Dans d'autres pays de l'Europe centrale, le rayonnement du symbolisme est plus tardif. En 1892, Alexandru Macedonski (1854-1920) publie en Roumanie un manifeste qui se réclame du symbolisme et de l'instrumentisme de René Ghil, mais c'est après 1905 seulement que les idées symbolistes se répandent dans le pays avec la revue Viaţa nouă (Vie nouvelle). En Bulgarie, les références symbolistes sont postérieures à 1900 et se prolongent jusqu'après la guerre, notamment avec la revue Hyperion ; elles concernent d'ailleurs plus Verlaine, A. Samain et M. Rollinat que Mallarmé. Et, si un courant décadent, volontiers blasphématoire, apparaît dans la poésie hongroise à la fin du siècle (Tristia de Géza Szilágyi [1875-1958], 1896), il faut attendre le troisième recueil d'Endre Ady, Poèmes neufs (1906), et la fondation de la revue Nyugat (Occident) en 1908 pour que se manifeste un élan poétique nouveau qui se réclame de Baudelaire et de Verlaine aussi bien que de l'exemple des peintres impressionnistes. Sang et or d'Ady (1907) et ses recueils suivants sont chargés de visions hallucinées et prophétiques. Dezsö Kosztolányi s'inscrit dans la lignée de Baudelaire. Mihály Babits (1883-1941) est plus esthète et de goût aristocratique. Ce courant symboliste reste vivace de nombreuses années et ne sera balayé que par les bouleversements politiques de l'après-guerre.
Dans les pays méditerranéens de langues latines et en Amérique du Sud, la fortune du symbolisme prit des formes diverses.
En Italie, G. D'Annunzio, né en 1863, donc contemporain de la génération symboliste française, développe dès les années 1880 tous les grands thèmes de la décadence, égotiste comme Barrès et esthète comme Montesquiou. Mais il est peu sensible aux appels purement symbolistes. Il en va de même des crépusculaires comme Guido Gozzano (1883-1916), Sergio Corazzini (1886-1907), Ferdinando Martini (1841-1928), qui, héritiers de la poésie élégiaque de Giovanni Pascoli, sont proches de Laforgue ou de Jammes par le sens de la banalité de la vie quotidienne et l'attendrissement devant le réel. Leur période d'activité s'étend de 1900 à 1915. À partir de 1910, d'autres mouvements s'affirment, qui, comme le futurisme, sont résolument tournés vers l'avenir, mais qui, paradoxalement, ont peut-être plus d'attaches avec le symbolisme. Filippo Tommaso Marinetti (1876-1944), par sa revue Poesia, a beaucoup contribué à la diffusion des idées symbolistes. Ardengo Soffici (1879-1964) publie en 1911 une étude sur Rimbaud. Un poète comme Dino Campana, issu du groupe fragmentiste, a pu être comparé à Rimbaud. Arturo Onofri (1885-1928), enfin, est celui qui participe le plus intensément de l'aventure symboliste dans sa quête de l'essentiel et son expérience de la vie universelle.
Dans le monde linguistique espagnol commence vers 1890 le mouvement du modernisme, qu'on a parfois assimilé au symbolisme. Il est vrai que des rapprochements s'imposent. Le modernisme est cosmopolite, non seulement parce qu'il est le fait d'écrivains venus de pays différents (Rubén Darío est originaire du Nicaragua, Manuel Gutiérrez Nájera [1859-1895] du Mexique, José Asunción Silva [1865-1896] de Colombie, etc.), mais aussi parce qu'il est ouvert aux influences étrangères. Darío parle de son « gallicisme mental » ; d'autres se réfèrent à Verlaine, à Rimbaud, à Laforgue. Le modernisme est sensible aux suggestions de la musique, celle de Wagner, celle de Debussy, à la magie de la peinture de Gustave Moreau. C'est un art aristocratique, qui s'oppose aux « barbares ». Mais il est également proche du Parnasse par le sens de la Beauté, et, si ses représentants ont conscience de la nécessité d'une rénovation du langage poétique, ils ont recours à la tradition populaire autant qu'à la recherche savante. Avec le début du xxe s., le modernisme se détachera de l'esthétisme pour s'ouvrir aux problèmes politiques, particulièrement dans les pays de l'Amérique latine.
Au Portugal, un mouvement de renouveau littéraire se développe à partir de 1890 sous des formes diverses : Parnasse, réalisme, symbolisme. Eugénio de Castro (1869-1944) fit divers séjours en France et fréquenta Mallarmé, René Ghil et les cercles symbolistes ; mais, s'il est lui-même préoccupé des problèmes d'expression poétique, Laforgue et Verlaine parlent plus directement à la sensibilité de ses contemporains et s'incorporent plus aisément à la littérature nationale. Décadence et symbolisme continueront d'innerver les tendances qui, au xxe s., seront en relation avec les avant-gardes européennes : Fernando Pessoa (1888-1935) alliera dans un nationalisme culturel valeurs symbolistes et thèmes futuristes.
Voudrait-on suivre au-delà des langues européennes le destin du symbolisme, on relèverait qu'en 1905 paraît au Japon une anthologie des symbolistes français qui a incité les poètes japonais à imaginer des structures prosodiques nouvelles, ou que les poètes occidentalistes chinois lui doivent beaucoup. Pour la première fois peut-être, un mouvement esthétique atteint à une telle extension et prend ainsi la dimension du monde moderne : né des aspirations de l'Europe du xixe s., le symbolisme mène à l'universalisme intellectuel et esthétique du xxe s.
PEINTURE ARTISTIQUE ET SCULPTURE

Les sources du symbolisme artistique


Paul Gauguin, le Cheval Blanc – 1898Paul Gauguin, le Cheval Blanc – 1898
Dans le domaine artistique aussi bien que dans le domaine poétique, le symbolisme peut être considéré comme un approfondissement du romantisme ou, plus exactement, dès l'instant que, de ce dernier mouvement, on balaie les aspects superficiels qui en ont le plus souvent occulté la raison profonde, comme un retour à ses principes fondamentaux. La tentative de cerner ce qu'il y a justement d'incernable dans les états d'âme, de porter sur la scène l'indicible et même l'invisible, plus généralement de donner le pas au fantasme sur le réel et au rêve sur la banalité, enfin de consacrer l'idée aux dépens de la matière, c'est ce qui déjà apparaissait dans le préromantisme anglais avec Henry Fuseli et William Blake, comme dans le romantisme allemand de Caspar David Friedrich, de Philipp Otto Runge et de Carl Gustav Carus. La nostalgie d'un âge d'or d'avant le péché de la connaissance, qui prend corps dans la peinture avec les nazaréens, ces Allemands réfugiés à Rome au début du xixe s. afin d'y découvrir le remède à la concupiscence dans le culte d'un art religieux intemporel, se poursuit à partir de 1848 du fait des préraphaélites anglais, lesquels pensent trouver dans le quattrocento le remède souverain contre le rationalisme esthétique, pour déboucher de façon assez caricaturale dans le bric-à-brac des Salons Rose-Croix de la fin du siècle, patronnés par Joséphin Péladan (1859-1918). Mais, si l'on y prend garde, les plus grands peintres du symbolisme, Gustave Moreau, Arnold Böcklin et Paul Gauguin, sont tout entiers à cette nostalgie. Et, de différentes manières, en Belgique Antoine Joseph Wiertz (1806-1865), en France Théodore Chassériau, Charles Méryon (1821-1868) et Rodolphe Bresdin (1825-1885) assurent la transmission, du romantisme au symbolisme, d'une vision fantastique des êtres et des lieux qui nous en dévoile comme la face cachée.


Le mythe préféré à l'histoire

Le passage du premier au second de ces mouvements s'accomplit par un déni de plus en plus marqué de l'histoire au profit du mythe. Non pas que les références historiques soient absentes en totalité de l'aire symboliste ou présymboliste, mais visiblement elles y jouissent d'une considération infiniment moindre qu'aux yeux des peintres académiques ou même des romantiques de la veine héroïque de Gros et de Delacroix. C'est sur ce point, d'ailleurs, que le symbolisme s'inscrira dans la contestation par rapport aux Salons officiels, où la peinture d'histoire jouit de la plus haute considération, en même temps qu'il se refuse à rejoindre Delacroix dans le culte de l'énergie. À l'histoire des événements réels, il préfère de beaucoup la légende, surtout lorsqu'elle prend racine dans une tradition longtemps dédaignée par la culture issue de la Renaissance (ainsi le « Celtic Revival » en Grande-Bretagne) ou dans la littérature la plus prestigieuse (Dante et Shakespeare par exemple chez les préraphaélites). C'est que la légende autorise une approche du mythe que le respect de la « couleur locale » ou de la vérité des faits risque d'entraver, car il ne s'agit à aucun moment de s'en tenir, comme le fit la peinture des âges classiques dans la majorité des cas, à une pure et simple illustration de la mythologie, d'ailleurs prétexte chez les plus grands à développements de la seule plastique. Le symbolisme se distingue au contraire par une attention portée à l'essence des mythes, longtemps dissimulée sous le vernis de la tradition humaniste. En cela, il participe d'un mouvement de l'intelligence et de la sensibilité auquel appartient également la psychanalyse, qui, dans la lointaine geste d'Œdipe, redécouvre les origines de notre plus actuel comportement.
De l'allégorie au symbole

D'ailleurs, la psychanalyse, en établissant, comme le fait Claude Girard à propos d'Ernest Jones, la différence fondamentale entre le symbole et l'allégorie, « le symbole étant une image ayant un contenu inconscient, et l'allégorie une image libre de tout refoulement », nous invite à reconnaître dans le symbolisme artistique le champ par excellence où s'inscrit cette différence. Le parcours opéré par un même mythe dans trois œuvres du xixe s. permettra de s'en rendre compte. En 1808, dans Œdipe et le Sphinx, Ingres fait dialoguer comme dans un salon le héros porteur de lumière et le monstre issu de la nuit, le premier pénétré de la double suprématie masculine et occidentale, le second marqué de la double barbarie féminine et orientale. En 1864, Gustave Moreau nous montre au contraire le Sphinx agrippé à la poitrine et à la cuisse d'Œdipe ainsi que dans un début d'étreinte amoureuse : le refoulé, c'est ici le mélange de fascination et d'horreur que provoque la femme chez Moreau, ce qui fait basculer cette image de la célébration de la sagesse grecque vers une illustration de la guerre des sexes. En 1896, c'est au tour de Fernand Khnopff de nous présenter, sous le titre très ambigu l'Art ou les Caresses ou le Sphinx, une vision de panthère à la tête de femme faisant des câlins à un Khnopff-Œdipe dont le visage a été posé par la sœur de l'artiste. Le Sphinx se montrant infiniment plus viril ici que son interlocuteur, nul doute que ce tableau ne nous révèle un refoulé autrement complexe que celui de Moreau, à savoir une homosexualité latente de nature masochiste avec fixation incestueuse sur la sœur. À travers ces trois exemples, on est donc en mesure d'affirmer que le symbolisme s'accomplit par un renforcement de la présence du refoulé dans le mythe, qui, en même temps, concourt à la destruction de sa représentation traditionnelle. Car plus le refoulé s'investit dans le mythe et moins il devient possible de décrire celui-ci en termes impersonnels.
Une esthétique du porte-à-faux

Cependant, le symbolisme, art du caché, de l'ailleurs, de l'invisible, n'a pas d'autres recours, dans le domaine des arts plastiques, que d'en passer par le truchement du visible, objets ou figures. Les symboles peints ou sculptés sont donc des signes qui signifient plus qu'ils ne paraissent, et le plus de signification qu'ils recèlent indique le refoulé. Ce décalage entre ce qui est montré et ce qui est signifié fortifie par conséquent tous les autres types de décalages formels, dont l'art symboliste est particulièrement prodigue. Ainsi, chez Böcklin, une facture robuste et sensuelle, qui n'est pas si éloignée de celle de Courbet, sert-elle à la description de personnages de la Fable : centaures, sirènes, tritons… Chez Gauguin, les « images chinoises », comme disait Cézanne, imposent un style à deux dimensions que dément la dimension à la fois voluptueuse et mythique de la couleur portée à l'incandescence majeure. Chez Gustav Klimt, à l'inverse, le rendu des visages et des chairs en général, d'un naturalisme saisissant, se découpe sur un décor géométrique sans profondeur. Et si les allégories de Puvis de Chavannes et de Hodler déroulent à nos yeux un panorama exempt, à première vue, de tout refoulement, le rigorisme même de la composition trahit en réalité une gêne secrète dans le déploiement de ces nudités d'une chasteté si recherchée. Cela pour ne point parler du jardin des âmes qu'explorent sans relâche les peintres Rose-Croix et dans lequel les pures vestales et autres communiantes n'élèvent si souvent les yeux au ciel que pour ne pas voir quelles obscènes excitations elles entretiennent chez ceux qui les peignent ! Si l'art symboliste tout entier est gouverné par le refoulement et orchestré par le porte-à-faux entre la forme et le sens, reste, bien entendu, que, lorsque se découvre dans la béance une émotion assez vigoureuse, la peinture est sauvée – et que, sinon, on ne franchit pas les limites du mièvre et de l'alambiqué. Mais certains pensent aussi que le mérite est à la mesure du risque et que, si les symbolistes n'évitent pas toujours le ridicule, ceux qui ne le risquent pas, comme les impressionnistes, sont de nul mérite.
L'idéalisme académique

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Fernand Khnopff, I lock my door upon myself
Fernand Khnopff, I lock my door upon myself
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Fernand Khnopff, I lock my door upon myself
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Fernand Khnopff, Who shall deliver me ?
Comme avant lui le romantisme et après lui le surréalisme, le symbolisme veut voir dans la peinture un moyen beaucoup plus qu'une fin. Cela ne veut pas dire qu'il se désintéresse des propriétés plastiques, bien au contraire. Mais il se préoccupe de leurs vertus magiques plus que de leur capacité de plaire ou de satisfaire à des exigences exclusivement formelles. C'est ce qui explique l'attachement de nombreux peintres de la mouvance symboliste à une exactitude académique que l'on pourrait dire dans certains cas photographique (et, en effet, il n'est pas niable que certains préraphaélites ou un Khnopff ont étroitement mis la photographie à contribution), ce qui a permis à leurs adversaires de les amalgamer généreusement avec les « pompiers » du temps, dont les ambitions sont pourtant on ne peut plus différentes. Sans doute attendent-ils d'une description aussi illusionniste d'un geste, d'un visage ou d'un objet que se dégage par contraste le non-décrit, le secret, le mystère, en vertu de ce décalage précédemment signalé. Les plus nobles représentants de cet idéalisme académique seraient donc le Belge Fernand Khnopff (1858-1921) et son compatriote Xavier Mellery (1845-1921), admirables témoins du silence. À différents degrés de la compromission avec un mysticisme parfois insupportable de niaiserie, on trouverait en France Lucien Lévy-Dhurmer (1865-1953) ou Edgar Maxence (1871-1954) et, fidèles comme les deux derniers des Salons Rose-Croix, le Belge Jean Delville (1867-1953) et le Suisse Carlos Schwabe (1866-1926). Une variante serait l'idéalisme naturaliste de Puvis de Chavannes et d'Eugène Carrière (1849-1906) en France, de Hans Thoma (1839-1924) en Allemagne, de Léon Frédéric (1856-1940) en Belgique, de Hodler en Suisse, d'Akseli Gallen-Kallela (1865-1931) en Finlande.
L'idéalisme baroque

Au contraire des précédents, certains peintres symbolistes attendent tout de la plénitude des moyens plastiques, et, justement, cette efficacité que les autres demandaient à un rendu photographique, ils la demandent à une pâte savoureuse qui les apparente parfois aux Vénitiens ou à Rubens. C'est tout particulièrement le cas de Böcklin, puissant animateur de la mythologie grecque, comme, avec moins d'éclat, dans l'aire germanique, de Hans von Marées (1837-1887), de Max Klinger (1857-1920), de Franz von Stuck (1863-1928) et enfin d'Alfred Kubin (1877-1959), nettement orienté, lui, du côté du fantastique onirique. Gustave Moreau participe avec éclat, et sans doute plus de modernité dans le recours aux moyens picturaux que Böcklin, de ce même mouvement baroque, voie dans laquelle il est suivi avec moins d'assurance par Odilon Redon. On pourrait en dire autant du Russe Mikhaïl Aleksandrovitch Vroubel (1856-1910), du Tchèque Jan Preisler (1872-1918), du Belge Henri de Groux (1867-1930). Une variante de cet idéalisme baroque serait l'idéalisme impressionniste (ou néo-impressionniste), lorsque les mêmes préoccupations tentent de se concilier les séductions lumineuses de l'école de Claude Monet ou de celle de Seurat. En France, si Henri Fantin-Latour (1836-1904) s'était montré sensible à l'impressionnisme, Alphonse Osbert (1857-1939), Henri Martin (1860-1943) et surtout Henri Le Sidaner (1862-1939) sacrifient à une sorte de symbolisme néo-impressionniste, comme le firent en Italie avec plus de lyrisme Giovanni Segantini (1858-1899), Gaetano Previati (1852-1920) et Giuseppe Pelizza da Volpedo (1868-1907).


L'idéalisme synthétique

Si l'idéalisme académique se référait somme toute à la tradition classique et l'idéalisme baroque à celle des Vénitiens, de Rubens et de Rembrandt, voire de Watteau, le synthétisme élaboré par Gauguin et Émile Bernard (1868-1941) se veut délibérément moderne, résolument en dehors d'une tradition, bien qu'il n'ignore ni les miniatures médiévales, ni la peinture égyptienne, ni l'art khmer, ni les estampes japonaises. Aussi est-ce avec lui que le symbolisme se fait le plus révolutionnaire en tant que novation dans l'histoire des styles, nouvelle proposition d'organisation picturale, nouveau rapport de la plastique avec le sens. Le retentissement de la formule synthétique sera d'autant plus grand que, portée par le génie de Gauguin, celle-ci a prouvé sa faculté de servir à la peinture du mythe et du rêve. Outre les nabis et l'école de Pont-Aven, elle vient stimuler et, au moins passagèrement, féconder non seulement le mouvement général de l'Art nouveau, mais ce que l'on pourrait nommer l'idéalisme décadent, dans lequel les travers du symbolisme s'exacerbent à plaisir et qu'illustrent diversement l'Anglais Aubrey Beardsley (1872-1898), les Néerlandais Jan Toorop (1858-1928), Johan Thorn Prikker (1868-1932) et Christophe Karel Henri de Nerée tot Babberich (1880-1909), les Autrichiens Gustav Klimt (1862-1918), Koloman Moser (1868-1918) et Egon Schiele (1890-1918), les Belges Émile Fabry (1865-1966) et Leon Spilliaert (1881-1946), enfin l'Italien Vittorio Zecchin (1878-1947). Ce n'est pas un hasard si plusieurs des artistes nommés trahissent déjà des traits expressionnistes. En effet, Gauguin excepté, le plus génial représentant de l'idéalisme synthétique, ce sera le Norvégien Edvard Munch, père de l'expressionnisme germanique.
Les idéalismes médiumnique et sculptural

Deux des plus remarquables parmi les peintres symbolistes trouvent malaisément leur place dans les trois catégories entre lesquelles on a tenté de répartir l'art du symbolisme. Ce sont William Degouve de Nuncques (1867-1935), à qui on doit de fantastiques paysages nocturnes, et Alberto Martini (1876-1954), qui illustre tardivement Edgar Poe de cinquante gravures (1905-1908) bien faites, à notre avis, pour renvoyer dans l'oubli celles d'Odilon Redon. Le caractère extatique de leur inspiration autoriserait à les englober dans une catégorie inattendue, celle des artistes médiumniques, que le spiritisme a suscités depuis le milieu du xixe s. Ceux-ci se manifestent plastiquement soit par des figurations idéalistes qui ne sont pas si éloignées de celles des artistes de la Rose-Croix, soit, au contraire, par des œuvres « automatiques » auxquelles les surréalistes emprunteront plus tard leurs divagations inventives. André Breton a également considéré comme médiumnique le Palais idéal que Ferdinand Cheval (1836-1924) commença à édifier en 1879 et acheva en 1912, ce qui couvre amplement la période symboliste. C'est une invitation à ne pas oublier les sculpteurs dans l'aventure du symbolisme, du Tchèque František Bílek (1872-1941) au Norvégien Gustav Vigeland (1869-1943), du Belge George Minne (1866-1941) au Finlandais Ville Vallgren (1855-1940), de l'Italien Adolfo Wildt (1868-1931) au Polonais Bołeslaw Biegas (1878-1954), d'Antonio Gaudi à Medardo Rosso, sans oublier Auguste Rodin.
Médiums et sculpteurs apparaissent, en effet, placés aux deux extrémités d'une même tendance à donner corps à l'invisible, qu'il s'agisse avec les premiers de traduire graphiquement les vœux des « désincarnés » ou avec les seconds de conférer les trois dimensions de la réalité aux vœux les plus secrets de l'âme. Ici comme là, ou encore, ainsi que nous avons pu le vérifier, d'Ingres à Moreau et à Khnopff, et, ainsi que nous pourrions assurément le vérifier, dans le symbolisme tout entier, c'est Œdipe, bien entendu, qui tente son impossible réconciliation avec le Sphinx. Tentative qui n'a pas cessé de s'agiter dans les coulisses de l'art du xxe s., puisque le symbolisme s'est réincarné par Boccioni dans le futurisme, par De Chirico dans le surréalisme, par Kandinsky et Kupka dans l'abstraction – et qu'à certains signes on serait prêt à croire qu'il ne demande qu'à refaire surface en cette très proche fin de siècle.

 

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LE SYMBOLISME

 


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Définition du symbolisme

Un " symbole " peut être forme plastique, mot ou phrase mélodique, mais il signifie toujours un contenu qu'il transcende. Jailli spontanément de l'inconscient, il éclaire soudain l'intelligence et lui manifeste la réalité invisible. Il peut n'être parfois que simple référence aux choses de l'esprit, mais, s'il révèle pleinement le songe de l'artiste, il devient synthèse de la pensée et des aspirations de la conscience.
Le signe symbolique est lié depuis toujours à la peinture. Il est la force magique des évocations rupestres et de l'art religieux égyptien. Il peut être aussi le cercle, porteur d'éternité et de perfection ou le ôm bouddhique, expression de la Trimourti. Le symbole chrétien, qui dit l'indiscible, fut aussi l'élément essentiel de la fresque médiévale et byzantine. Lorsque la Renaissance découvre l'Antiquité et l'humanisme, le symbole prend une place prépondérante pour transmettre à l'esprit l'idée devenue primordiale : en quelque sorte il devient langage. L'iconographie, de plus en plus chargée de valeurs symboliques, devient alors inextricable malgré l'étude iconologique de Ripa (1593). On pourrait, en un sens, déjà parler de Symbolisme à propos de l'œuvre de Léonard de Vinci, des fabulations diaboliques de Hieronymus Bosch ou des gravures emblématiques de Dürer et d'Altdorfer. Le Maniérisme exacerbé, les métamorphoses d'Arcimboldo, les allusions solaires de Versailles ressortiraient aussi à une même inspiration.
Cependant, il paraît plus juste de conserver au terme Symbolisme une acception historique précise qui le dégage des qualificatifs esthétiques vagues. Le terme définit alors, dans la seconde moitié du xixe s., les tendances artistiques idéalistes qui se développent en opposition au positivisme scientifique et au naturalisme bourgeois. Le progrès de la science, le développement de l'industrie et de la technicité, la fièvre du commerce et la naissance du socialisme ont entraîné la formation du naturalisme littéraire et du réalisme artistique qui, après le vérisme charnel de Courbet, aboutira parallèlement à la réalité exacerbée de l'Académisme et à l'obsession de la lumière vraie de l'Impressionnisme. Mais ils ont suscité aussi une angoisse profonde sur le sens de la vie et le destin de l'homme, un besoin spirituel, accusé par la déchristianisation et la nécessité pour l'écrivain ou l'artiste de se créer de nouveaux dieux. Cette localisation historique du terme correspond d'ailleurs exactement à son apparition dans la littérature, au moment où théoriciens et poètes le créent pour expliquer leurs rêves et leurs recherches. Parmi eux, Baudelaire fut le premier à tenter une exploration des profondeurs de l'âme humaine, un inventaire des impulsions et des terreurs cachées qui meuvent et broient le cœur (les Fleurs du mal, 1857). Il parle indifféremment de Symbolisme ou de Surnaturalisme pour définir sa poésie ou celle d'Edgar Poe.
Les précurseurs

En art, le Symbolisme trouve ses racines dans certains aspects du Romantisme, pictural ou littéraire, qui connaissait déjà les sujets étranges, les allusions poétiques ou l'évocation des tourments intérieurs. C'est le cas des peintres français comme Gérard ou Girodet qui, dans un néo-classicisme sentimental, illustrent Ossian et les fantômes des héros. Il en est de même, en Angleterre, des aquarelles fantastiques de Heinrich Füssli et de William Blake ou des évocations presque délirantes de John Martin. Le Symbolisme puise aussi son mysticisme chez les Nazaréens et son sens du mystère et du merveilleux chez les romantiques allemands. Inspirés par Jean-Paul ou Novalis, des artistes comme Caspar David Friedrich (Un cimetière de couvent sous la neige, 1819, musées de Berlin) ou Philipp Otto Runge (le Matin, 1808, Hambourg, Kunsthalle) sont en effet très proches dans leur rêverie idéaliste des symbolistes proprement dits.
Les préraphaélites

La création en Angleterre, en 1848, par Rossetti et Millais, de la Confrérie des Préraphaélites (Pre-Raphaelite Brotherhood) peut être considérée comme la première manifestation véritable du Symbolisme. Sous l'impulsion de leur théoricien John Ruskin, les Préraphaélites ont proclamé leur refus du réel historique au profit d'une vision idéaliste de l'homme et pour ce faire leur rattachement esthétique à l'art gothique et à la peinture du quattrocento. Les premiers maîtres du mouvement furent John Everett Millais (le Christ dans l'atelier du charpentier, 1850, Londres, Tate Gal.), William Holman Hunt (la Lumière du monde, 1854, Oxford, Christ Church), Charles Allston Collins et l'Italien Dante Gabriel Rossetti (l'Adolescence de la Vierge Marie, 1849, Londres, Tate Gal.) qui trouvent leur inspiration dans la méditation des vertus du Christ ou l'intensité de sentiment des ballades de John Keats, republiées en 1848, comme la Belle Dame sans merci et Isabelle ou le pot de basilic. Leurs toiles offrent un hyperréalisme des costumes, des objets, des plantes et des fleurs, beaucoup plus héraldique qu'historicisant. Sympathisant mais plus indépendant, Ford Madox Brown (Manchester, décorations de l'hôtel de ville, 1880-1893) partage les recherches médiévales et spiritualistes de la Confrérie en les nuançant d'une note socialisante (l'Adieu à l'Angleterre, 1855, Birmingham Art Gallery). La deuxième vague du Préraphaélisme voit le succès de Rossetti, longtemps hanté par le souvenir de sa femme, Elizabeth Siddal (Beata Beatrix, 1864, Londres, Tate Gal.), et d'Edward Coley Burne-Jones, admirateur fervent de Botticelli (l'Enchantement de Merlin, 1874, Port Sunlight, Lady Lever Art Gallery). Fortement marqués par la Divine Comédie de Dante et les Idylles du roi d'Alfred Tennyson, ils exaltent le mythe des chevaliers de la Table ronde (Burne-Jones, Sir Galahad, 1858, Cambridge, Massachusetts, The Fogg Art Gallery), la cruauté et la pitié d'un Moyen Âge légendaire (Rossetti, La Pia de Tolomei, 1868-1880, University of Kansas, Spencer Museum of Art). Ils ont su créer un type de femme, d'une beauté lointaine et insensible, proche de celles qui traversent les poésies d'Algernon Charles Swinburne. Mais, qu'elles traduisent l'obsession du miroir, les errances de la folie ou la fascination des enchanteresses, leurs œuvres révèlent toujours un grand souci de la ligne et la recherche d'un coloris puissant, aux tons rares. William Morris donnera de ces thèmes une interprétation décorative (Fresques du cycle d'Arthur, 1858, Oxford, Union Club) et les mettra en valeur dans la tapisserie et le vitrail. D'autres artistes participèrent aussi au mouvement préraphaélite et exposèrent à la Grosvenor Gallery : George Frederick Watts dont les grandes figures symboliques s'estompent dans un coloris subtilement flou (l'Espérance, 1885, Londres, Tate Gal.), Walter Crane, attiré par l'étrange et dont les Chevaux de Neptune (Munich, Neue Pin.) s'irisent de couleurs opalescentes, Arthur Hugues aux rêveries mélancoliques (Amour d'avril, 1856, Londres, Tate Gal.), Frederick Sandys (la Fée Morgane, 1864, Birmingham Art Gallery), Simeon Solomon, John Roddam Spencer-Stanhope, John Melhuish Strudwick ou John William Waterhouse, qui traite les légendes préraphaélites avec un académisme poétique et somptueux (Circé Invidiosa, 1892, The Art Gallery of South Australia).
Les précurseurs du Symbolisme français

À Paris, la présentation des Préraphaélites à l'Exposition universelle de 1855 eut un grand retentissement. Elle apportait au public parisien une vision artistique bien différente du Naturalisme de Courbet ou de la grande peinture d'histoire du second Empire, qui rejoignait les recherches de Chassériau, de Gleyre dans ses Illusions perdues (1848, Louvre) ou de Millet dans l'Angélus (1859, Paris, Orsay). Proches des Préraphaélites, les " Nazaréens français " de l'école mystique de Lyon, Orsel ou Louis Janmot, avec les paraboles de son Poème de l'âme (Lyon, musée des Beaux-Arts), ont peint des allégories spirituelles qui réclament déjà un code d'interprétation mais qui restent des œuvres essentiellement catholiques.
Gustave Moreau

Gustave Moreau ne pouvait s'y tromper : dès 1864, nourri de mythologies anciennes et de fables orientales, il peint des tableaux raffinés qui ne sont que symboles (les Licornes, Paris, musée Gustave-Moreau). Il projette sa culture, sa misogynie fascinée et ses angoisses intérieures dans ses toiles aux couleurs triturées comme des gemmes ou dans des aquarelles lumineuses (Centaure portant un poète mort, id.). Il s'efforcera sans cesse, sans y arriver, d'unir à l'expression littéraire de son inquiétude la puissance symbolique de son coloris phosphorescent (Salomé dansant devant Hérode, 1876, id.). Gustave Moreau apparut alors comme le précurseur et le maître incontesté du Symbolisme pictural (les Chimères, 1884, id.).
Les sources littéraires

Mais Gustave Moreau n'était pas un isolé ; le Symbolisme littéraire venait en effet de prendre en France une place très importante. Séduits par les Correspondances baudelairiennes, des poètes comme Verlaine (Sagesse, 1881) ou Rimbaud (Illuminations, 1886) transcrivaient leurs confidences ténues ou leurs effarements sensoriels. Les Poésies de Mallarmé (1887), les Amours jaunes de Tristan Corbière et les Complaintes (1885) de Jules Laforgue exhalent une amertume qui se fond en tristesse sourde chez Albert Samain (Au jardin de l'infante, 1893), Maurice Rollinat (les Névroses, 1883), Henri de Régnier (les Sites, 1887) ou Sully Prudhomme. Francis Jammes et Tailhade (Sonnets liturgiques) opposent un catholicisme poétique au satanisme secret des nouvelles de Barbey d'Aurevilly ou de Villiers de L'Isle-Adam (Histoires moroses, 1867). Parmi eux se détachent le groupe des Décadents et les poètes du Mercure de France que Maurice Barrès qualifiera de " sensationnistes ". C'est alors qu'apparurent de nombreuses revues développant des idées spiritualistes : le Décadent, la Pléiade, le Symboliste, la Vogue, la Plume, le Moderniste d'Albert Aurier (1889) et la Revue blanche des frères Natanson (1891). Jean Moréas rédigeait dans le Figaro du 18 septembre 1886 le manifeste du Symbolisme, tandis qu'Albert Aurier, en 1891, dans le Mercure de France, définissait l'œuvre d'art comme " idéiste, symboliste, synthétique, subjective et décorative ". Alors qu'en 1882 Lucien Renout, dans la Vie artistique, célébrait l'" Ontocolorisme ", qui dévoile le monde invisible par les recherches chromatiques, Mellerio commentait en 1896 le Mouvement idéaliste en peinture. Les interférences entre le Symbolisme littéraire et le Symbolisme artistique étaient d'autant plus nombreuses que la plupart des écrivains étaient aussi des critiques d'art passionnés. Et des liens certains unissaient ceux-ci aux expériences musicales de Wagner ou de Debussy (la Revue wagnérienne, 1885-86). Ce besoin de réagir contre le Naturalisme apparaissait aussi chez les romanciers, et J.K. Huysmans reniait Zola. De même, les théories philosophiques se dégageaient du positivisme d'Auguste Comte ou des constructions socialistes de Karl Marx : Schopenhauer se tournait vers le " Pessimisme " et Bergson, dans son Essai sur les données immédiates de la conscience, conseillait l'atteinte de la vérité par l'intuition. Ce sera l'époque d'un renouveau chrétien et de la conversion d'un Huysmans, d'un Bourget et bientôt d'un Claudel. Parfois, la quête de l'esprit s'égare dans des exaltations perverses ou des alanguissements quintessenciés. Des esthètes comme Jean Lorrain ou Robert de Montesquiou sont fascinés par ce spiritualisme désœuvré qui est l'essence même de ce Des Esseintes, ambigu et névrosé, créé par J. K. Huysmans dans À rebours (1884). La déliquescence et l'ésotérisme vont rapprocher l'artiste des paradis artificiels de la drogue et des envoûtements de la magie (Édouard Schuré, les Grands Initiés, 1889). Ainsi, le sâr Peladan fonde l'ordre de la Rose-Croix catholique. Les tendances picturales symbolistes sont en France très diverses avec des épigones un peu anarchiques. Nous trouvons à côté de Gustave Moreau des graveurs comme Bresdin, qui recherche l'expression de la fragilité et de la solitude humaine face à une nature inquiétante et surpeuplée de fantasmes (le Bon Samaritain), et Gustave Doré décrivant avec la même admiration un peu oppressée les forêts luxuriantes de l'Atala de Chateaubriand.
Odilon Redon

Cette traduction de l'angoisse de l'homme devant l'inexorabilité de la nature se retrouve chez Odilon Redon. Dans ses œuvres en noir et blanc, dessins et gravures, qu'il appelait " mes ombres ", il imagine des fantômes blafards, des fleurs dangereuses (Fleur de marécage, Otterlo, Kröller-Müller) et des bêtes effrayantes (l'Araignée, 1881, Paris, Orsay). Mais il rêve aussi en couleurs de paysages irisés, de coquillages opalescents (la Naissance de Vénus, Paris, Petit Palais), de Pégases solennels et de regards intérieurs (les Yeux clos, 1890, Paris, Orsay). Comprise des poètes, admirée des Nabis, son exposition d'ensemble chez Durand-Ruel en 1899 fut un véritable manifeste. Les visions morbides de Redon s'égarèrent alors jusqu'aux limites de l'inconscient et du Surréalisme, mais l'artiste n'oublia jamais la leçon flamboyante de Gustave Moreau. Celle-ci avait de même marqué profondément les silhouettes sombres, soulignées de blancs, des aquarelles de Rodin, spectres anxieux inspirés par l'Enfer de Dante et les Fleurs du mal de Baudelaire.
Le Symbolisme académique

De nombreux peintres participants des salons officiels en furent imprégnés : bien des aquarelles d'Élie Delaunay, conservées au musée de Nantes, ont une résonance symboliste ; les femmes épuisées de Hébert, les figures silencieuses de Lévy-Dhurmer, les énigmatiques visages byzantins d'Edgar Maxence, les flottantes apparitions d'Henri Martin (Chacun sa chimère, 1891, musée de Bordeaux) ou de Maurice Chabas, les fugitives évocations d'Ernest Laurent et d'Henri Le Sidaner sont les expressions plus traditionnelles d'un semblable mal de vivre. On retrouve des songeries identiques dans les églogues vaporeuses d'Alphonse Osbert et les idylles antiques de René Ménard, dans les portraits sereins d'Aman-Jean (la Jeune Fille au paon, 1895, Paris, musée des Arts décoratifs) comme dans les thèmes préraphaélites d'Elysabeth Sonrel, d'Armand Point ou de Rochegrosse (le Chevalier aux fleurs, 1893, Paris, Orsay). L'exposition du Symbolisme dans les collections du Petit Palais (1988) a permis de découvrir toutes les tendances de ce symbolisme plus ou moins " pompier ". L'Art nouveau est né de ce goût du languide, du végétal exubérant, des artifices, des fleurs enroulées et des chevelures dénouées. Il ne fut la plupart du temps qu'un art purement décoratif, jouant des arabesques de la ligne, mais quelquefois, chez Mucha ou Grasset, il retrouva son contenu spiritualiste : les illustrations de Mucha pour Ilsée de Robert de Flers (1897) et pour le Pater (1899) en sont le meilleur exemple.
Puvis de Chavannes

Parallèlement apparaît une nouvelle forme du Symbolisme, qui, au contraire, renonce à l'étrange pour poursuivre, dans la simplicité et l'équilibre de la composition, la transfiguration intérieure de l'œuvre d'art. Puvis de Chavannes peignit en vastes fresques des allégories paisibles dont les figures délicates gardent une immobilité attentive (Inter artes et naturam, 1890, musée de Rouen). L'harmonie de ces décorations irréalistes est renforcée par la modulation très sensible des tons assourdis : c'est par l'extrême sobriété des couleurs que Puvis de Chavannes exprime le mieux son sentiment intime si raffiné. Ses toiles religieuses ont une sérénité triste, tout éclairée de dévotion intérieure (la Madeleine à la Sainte-Baume, 1869, Otterlo, Kröller-Müller). Ses collaborateurs Paul Baudouin et Alexandre Séon seront fidèles à sa vision du mur, mais Baudouin s'orientera vers l'allégorie " réelle " tandis que Séon recherchera des sujets idéalistes très raffinés. Le Symbolisme intimiste d'Eugène Carrière (Jeanne d'Arc, 1899, Paris, Orsay) et de Fantin-Latour (Prélude de Lohengrin, 1902, Paris, Petit Palais) est moins abstrait, plus nuancé d'amour humain et de douceur attendrie. Il se traduit par l'ascétisme du coloris et la suppression du contour.
Pont-Aven

Gauguin et Émile Bernard, qui, dès 1885, travaillaient en Bretagne, réunirent autour d'eux Sérusier, Charles Laval, Meyer de Haan, Filiger, Verkade et Armand Seguin. Ce groupe de Pont-Aven, augmenté de Schuffenecker et d'Anquetin, exposa en 1889 au café Volpini des œuvres synthétiques dont la simplification trahit une intense subjectivité. Le Cloisonnisme et les couleurs en aplats contribuent à entourer ces simples sujets bretons d'un climat silencieux et archaïque (Gauguin, Ramasseuses de goémon, 1889, Essen, Folkwang Museum) et suggèrent le primitivisme obscur des populations celtiques (Gauguin, la Lutte de Jacob avec l'ange, 1889, Édimbourg, N. G.). Fasciné par le retour aux sources barbares, par l'énigme des incantations et le règne des sorciers, Gauguin peint à Tahiti ses évocations océaniennes où des femmes d'ambre, impassibles parmi des fleurs étranges, contemplent leur âme d'un regard perdu (Nevermore, 1897, Londres, Courtauld Inst.). Dans sa grande composition D'où venons-nous ? Que sommes-nous ? Où allons-nous ? (1897, Boston, M. F. A.), il exprime magistralement son inquiétude " devant le mystère de notre origine et de notre avenir ". Sa quête angoissée du mystère et l'évolution de sa démarche plastique, si personnelle, ont été largement étudiées dans le catalogue de l'exposition Gauguin (Paris, 1989).
Les Nabis

Le cénacle des Nabis, dont le nom hébraïque, signifiant " prophètes ", se veut déjà symbole et profession de foi, réunissait de nombreux artistes, certes très différents, mais tous soucieux de vie intellectuelle et désireux de traduire en beauté matérielle, par la stylisation et la synthèse, l'" Idée ", considérée comme primordiale. Cet Idéisme, prôné par Albert Aurier, fut exalté par le porte-parole des Nabis, Maurice Denis, dans le " Manifeste " qu'il publia en 1890 dans la revue Art et critique sous le pseudonyme de Pierre Louis : l'œuvre d'art véritable, au service de la pensée, doit être décorative, subjective et arbitraire. Fréquentant la Revue blanche, les Nabis s'intéressèrent non seulement à la littérature, mais aussi à la philosophie religieuse et à la musique, qui influenceront leur art. Celui-ci s'inspire aussi des raffinements du graphisme japonais et des formes frustes de la sculpture primitive. Sérusier, qui transmit aux Nabis la leçon de Gauguin, resta toujours tributaire du Cloisonnisme et de l'angoisse métaphysique du groupe de Pont-Aven (Solitude, 1892). Il en fut de même de Piot ou d'Armand Seguin. Ranson, de nature plus traditionnelle, fut cependant écartelé entre l'influence de Sérusier (Christ et Bouddha, 1895) et son goût pour un art purement ornemental, où seule compte l'arabesque et qui se rapproche du Modern Style (le Tigre, lithographie, 1898). Il rejoint alors le style décoratif de Bonnard, le " Nabi très japonard ", et certaines recherches graphiques de Maurice Denis (Portrait de Mme Ranson, 1892, Saint-Germain-en-Laye, musée Maurice-Denis). Mais ces jeux de lignes ont une résonance plus profonde lorsqu'ils illustrent des poésies idéalistes ou lorsque, soulignés de teintes plates, ils transmettent le message spirituel de l'artiste (les Muses ou le Bois sacré, 1893, Paris, musée d'Orsay. Maurice Denis, auteur des Théories, exprime son rêve esthétique dans des œuvres simples, aux scènes familières (Portrait de la famille Mellerio, 1897, id.). Dans ses toiles chrétiennes intimistes, dans ses décorations monumentales, il cherche à concrétiser par des couleurs claires et des rythmes dépouillés la présence de Dieu (la Vierge à l'école, 1903, Bruxelles, M. R. B. A.). Il se consacrera totalement à l'art religieux et fondera en 1919 les Ateliers d'art sacré. Filiger exploitera la poésie paisible des scènes évangéliques, dont il cernera les personnages d'un épais trait noir, issu des techniques du vitrail (Jésus enfant debout, 1892). Il imitera aussi l'hermétisme des manuscrits irlandais et utilisera l'étude scientifique de la lumière à des fins pseudo-symbolistes (Notations chromatiques). Le Néerlandais Dom Wilibrod Verkade, sans renier son expérience bretonne, entre au couvent de Beuron, où il adhère à la théorie des " saintes mesures ".
Les Rose-Croix

Il n'y a pas eu en France d'expositions symbolistes importantes, à part les Salons de la Rose-Croix, organisés de 1892 à 1897 par le sâr Peladan. La geste esthétique rosicrucienne eut une influence mystique certaine, entachée cependant par la personnalité extravagante du mage créateur. Bien des artistes idéistes ou chrétiens ont participé à ce rassemblement très éclectique, comme Aman-Jean, Osbert, Henri Martin, Séon, Anquetin, Filiger, Louis Welden Hawkins, Charles Maurin, les Belges Delville ou Fabry et Carlos Schwabe, qui s'y révéla comme un disciple fervent de Botticelli, un exalté plein d'harmonie (la Madone aux lys, 1899). Et ce furent Armand Point, fondateur du groupe Hauteclaire de Marlotte, et le Néerlandais Léonard Sarluis qui exécutèrent pour le Salon de la Rose-Croix de 1896 la fameuse affiche-manifeste représentant Persée brandissant la tête d'Émile Zola.
L'école symboliste belge

La Belgique a, par contre, assisté successivement à la naissance, à Bruxelles, de deux Salons symbolistes très importants : le Salon des XX (1884-1893) et celui de la Libre Esthétique (1894-1914). Ce fut l'œuvre d'Octave Maus, épaulé par les grands écrivains spiritualistes de l'école belge, Maurice Maeterlinck (la Princesse Maleine, 1889), Charles Van Lerberghe (Entrevisions, 1895), Georges Rodenbach (les Vies encloses, 1896) et Émile Verhaeren (les Forces tumultueuses, 1902), qui fut aussi critique d'art militant. Ceux-ci étaient étroitement liés avec les poètes français, et les interférences littéraires furent nombreuses. La communion entre Paris et Bruxelles fut aussi profonde sur le plan plastique, et plusieurs artistes français participèrent aux expositions belges. Quelques revues, comme la Jeune Belgique, l'Art moderne et la Société nouvelle, appuyèrent ce mouvement idéaliste, et la Wallonie, fondée par Albert Mockel, proposa même la création d'une école picturale " instrumentiste " qui transposerait les sons en couleurs.
Déjà, au milieu du xixe s., certains artistes comme le baron Leys ou les Nazaréens avaient souligné leur dépendance vis-à-vis de l'esprit et des traditions médiévales. Leurs recherches se rapprochaient alors de celles des préraphaélites anglais mais d'une façon plus littéraire que spiritualiste. Le même climat germanique se retrouve, plus tard, dans les compositions surnaturalistes de Léon Frédéric (la Nuit, 1891, Paris, Orsay), qui pose sans cesse, comme Gauguin, l'interrogation muette et angoissée du sens de la vie, ou dans les illustrations de Georges de Feure, évocateur délicat et mélancolique de contes de fées et de poèmes ambigus (la Porte des rêves de Marcel Schwob, 1899), mais aussi l'un des plus grands affichistes de l'Art nouveau. Ce goût de la légende poétique habite encore les gravures de Charles Doudelet pour les Douze Chansons de Maeterlinck. Une curieuse émotion, un peu oppressive, se dégage des aquarelles désertiques de Léon Spilliaert (Jeunes Filles sur la dune, musée d'Anvers), auquel Paris a consacré en 1981 une large rétrospective, et des jardins mystérieux de Degouve de Nuncques (les Anges dans la nuit, 1894, Otterlo, Kröller-Müller), tandis qu'une atmosphère ouatée et maladive baigne quelques œuvres de Théo Van Rysselberghe. Mais il existe un autre Symbolisme belge, plus cruel et plus désespéré : déjà Antoine Wiertz, solitaire et farouche, réalisait des toiles inquiétantes pleines de fantasmes énigmatiques (la Belle Rosine, 1847, Bruxelles, musée Wiertz). Il s'y enivre de sang, d'évocations baroques ou macabres, encore teintées de romantisme. Félicien Rops dessina et grava des femmes vénéneuses ou lubriques, des sorcières ricanantes et d'atroces succubes (les Diaboliques de Barbey d'Aurevilly, 1879). La même anxiété sardonique et morbide apparaît chez James Ensor, dont les foules hébétées, les squelettes quotidiens, les masques ironiques et les étranges fillettes aux fœtus-fétiches sont à la fois expressionnistes et d'un symbolisme freudien au seuil du Surréalisme (Petite Fille à la poupée, 1884, Cologne, W. R. M.). Si les dessins de George Minne atteignent une vraie grandeur pathétique (les Serres chaudes de Maeterlinck, 1889), les allégories d'Henry De Groux puisent leur force dans un mysticisme religieux torturé.
Jean Delville, fondateur du cercle " Pour l'art " (1892), fut un fidèle défenseur de la Rose-Croix et un artiste vibrant dans le sillage de Gustave Moreau (la Fin d'un règne, 1893). Il a su renouveler une fois encore les thèmes chers aux symbolistes : la mort d'Orphée (1893), le philtre de Tristan et Yseult (1887, Bruxelles, M. R. B. A.) et la fascination des Trésors de Satan (1895, id.), avec une morbidesse raffinée. À ses côtés, Émile Fabry, qui a participé aussi à " Pour l'art " et à la geste rosicrucienne, expose des œuvres plus ambitieuses, wagnériennes, débouchant parfois sur l'Expressionnisme (les Parques, 1898). Mellery, dont les dessins sont pleins d'un charme mystérieux et discret, peint par contre des personnages sculpturaux, aux envols étranges sur des fonds primitifs d'or ou d'argent (la Chute des dernières feuilles d'automne, Bruxelles, M. R. B. A.). Fernand Khnopff, enfin, violemment attiré par le Préraphaélisme et l'ambiance de la Sécession, se grisa d'évocations poétiques, de paysages muets et de visages exsangues (I look my door upon myself, 1891, Munich, Neue Pin. ; le Sphinx, 1896, Bruxelles, M. R. B. A.). Se rapprochant de Mucha, il réalisa de très belles gravures, des illustrations pour Pelléas et Mélisande de Maeterlinck et des affiches frappantes pour le Salon des XX. On a découvert toute l'ambiguïté de son inspiration, en 1979, lors de la rétrospective de son œuvre au musée des Arts décoratifs.
Les symbolistes néerlandais

Ils se rattachent à l'école belge, car ils exposèrent régulièrement au Salon de la Libre Esthétique. Jean Toorop mêla à son introspection continuelle la nostalgie des sagas nordiques et des souvenirs magiques javanais (les Trois Fiancées, 1892-93, Otterlo, Kröller-Müller). Il incline, sous l'influence de Redon et d'Ensor, vers des œuvres plus anxieuses et dépravées (les Rôdeurs, id.), mais rejoint Beardsley ou la Sécession par son souci du graphisme géométrique et de la stylisation curviligne. Il influença profondément Johan Thorn-Prikker, dans les compositions de qui on retrouve le même jeu décoratif de lignes courbes et des raffinements semblables de matière (Chérubins, 1892, id.). Toorop et Thorn-Prikker se convertirent au catholicisme et pratiquèrent, dès lors, un Symbolisme purement chrétien (Thorn-Prikker, la Madone des tulipes, 1892, id.).
Les rêves nordiques

Toute l'Europe a ressenti la sollicitation du Symbolisme et les pays scandinaves plus que tout autres. L'importante exposition Lumières du Nord (Paris, Petit Palais, 1987) a souligné l'ampleur de ce mouvement en Scandinavie dans les années 1890. Les artistes nordiques y projettent leur amour des anciennes mythologies de l'Edda, psalmodiées par les bardes et leur redécouverte du Kalevala. D'autre part, le Symbolisme imprègne l'œuvre des dramaturges Bjoernson, Strindberg et Ibsen, dont l'influence sera très grande sur le monde artistique. En fait, plus qu'ailleurs, la plupart des peintres chargent leurs œuvres d'un poids symbolique qui est dû à la transparence nette de la lumière sur des paysages souvent vides et à l'affrontement constant de l'homme et de la nature, mais ils y mêlent souvent le vérisme de la vie quotidienne et des traditions folkloriques. Quelques grandes figures symbolistes s'imposent par leur quête d'un ailleurs, intérieur ou légendaire. Au Danemark, Jens Ferdinand Willumsen peint des paysages de montagnes, à facettes froides comme des glaciers (Jotunheim, 1893, Frederikssund, musée Willumsen), et Vilhelm Hammershøi oppose subtilement ses noirs et ses blancs dans ses paysages stricts et ses intérieurs vides aux figures immobiles (Cinq portraits, 1901, Stockholm, Thielska Galleriet), qui influenceront Ejnar Nielsen, pétri d'angoisse et de morbidité ; en Finlande, Akseli Gallen-Kallela exécute des paysages spiritualistes (Hiver, 1902, Helsinki, Ateneum), d'étranges évocations de l'épopée finnoise (la Mère de Lemminkäinen, 1897, id.) et pose le problème du symbolisme artistique dans son tableau clé Symposion (1894). Son œuvre, très bien étudiée en 1984, a influencé les recherches primitivistes de Juho Rissanen et de Pekka Halonen, mais aussi les miniatures de Hugo Simberg, d'un mysticisme à la naïveté voulue. Magnus Enckell et Ellen Thesleff seront, par contre, à Paris, en 1891, très marqués par le Symbolisme français et Puvis de Chavannes. En Norvège, Edvard Munch, peintre déjà expressionniste par sa technique, reste essentiellement symboliste par le message désespéré qu'il hurle dans ses toiles (le Cri, 1893, Oslo, Ng) ou confie en sourdine (Puberté, v. 1895, id.). Ses gravures sur bois ont une grande force d'émotion dramatique (Madone). Ses paysages angoissants rejoignent ceux de Kitty Kielland et ceux de Harald Sohlberg, d'une inspiration plus mystique (Nuit, 1904, musée de Trondheim). Gerhard Munthe, plus proche des traditions folkloriques, exprime dans ses gravures et ses cartons de tapisseries toute la mélancolie fruste des temps passés. Les artistes suédois, Richard Bergh (Soir d'été nordique, 1899, musée de Göteborg) et le prince Eugen, vont préférer des paysages plus nostalgiques et mystérieux, caractéristiques du " romantisme national ", tandis que Gustav Fjaestad s'oriente vers l'Art Nouveau, August Strindberg vers l'Abstraction et Ernst Josephson vers un Surréalisme religieux, proche d'Ensor.
Le Symbolisme germanique

Les artistes du premier Symbolisme germanique se rattachent encore au Romantisme, à l'inspiration lyrique née des légendes des Nibelungen et du Walhalla et au souffle wagnérien, célébré par Louis II de Bavière, qui leur a redonné vie. Ce sont Moritz von Schwind (fresques du château de Hohenschwangau), E. J. von Steinle, Anselm Feuerbach (Au printemps, 1868, Kiel, Kunsthalle) ou Hans Thoma (la Nymphe de la source, 1888, Stuttgart, Staatsgal.). Bien des peintres allemands ont été ensuite attirés par le Symbolisme, mais ils l'ont abandonné très vite pour l'Expressionnisme coloré de Die Brücke ou l'esthétique abstraite de Der Blaue Reiter, exposée par Wassily Kandinsky dans Du spirituel dans l'art. Quelques-uns, au contraire, comme Marcus Behmer, Thomas Theodore Heine, Riemerschmid ou Emil Pretorius, l'accentuèrent dans les recherches exacerbées du Jugendstil. Otto Eckmann, visionnaire néo-idéaliste et maître du style floral, fonde en 1894 la Libre Association avec Corinth et Slevogt, puis à Munich, en 1896, la revue Jugend. Les peintres sont soutenus par les poètes berlinois Arno Holz et Richard Dehmel, par le cénacle du Charon d'Otto zur Linde (1904), par Hugo von Hofmannsthal et les esthètes viennois et surtout par Stefan George, le solitaire de Bingen, dont la méditation hermétique animait la revue Blätter für die Kunst. Ils furent aussi influencés par la pensée de Rainer Maria Rilke, par les découvertes de Freud et le développement à Vienne de l'école de psychopathologie. Ils purent s'exprimer dans les illustrations et les affiches de plusieurs revues nouvelles : Jugend, Pan, Fliegende Blätter et Simplicissimus, fondé en 1896 par Hans Thoma. L'Autrichien Koloman Moser dessinera de même pour Ver Sacrum. Ces artistes purent enfin se manifester dans les différentes expositions de la Sécession qui se succédèrent à Vienne, à Berlin et à Munich. Max Klinger, porte-parole du Symbolisme dialectique, peignit des évocations dionysiaques (le Soir, 1882, Darmstadt, Hessisches Landesmuseum) et de vastes toiles allégoriques, pompeuses et illuminées (le Christ dans l'Olympe, 1897, Leipzig, Museum der bildenden Künste), où il tente, en formes tendues, la synthèse idéaliste des philosophies grecque et chrétienne, mais il exécuta aussi des eaux-fortes d'un surréalisme cruel (l'Incube). Il fut rejoint dans son goût pour le cauchemar par son ami le graveur Otto Greiner (la Tentation). Le dessinateur Alastair créa aussi des illustrations aux fantasmagories étranges (Ashtaroth, 1916, pour le Sphinx d'Oscar Wilde), tandis qu'Alfred Kubin, peintre et graveur, garde une place à part et privilégiée dans le domaine de la névrose exacerbée et des visions hallucinées (la Morte). À l'opposé, Fritz von Uhde recherche dans le symbolisme social une inspiration religieuse nouvelle (Viens, Seigneur Jésus, sois notre hôte, 1885, Berlin, Nationalgalerie) qui réapparaît dans le pré-expressionnisme de Louis Corinth (Descente de Croix, 1895, Cologne, Wallraf-Richartz Museum). Tandis que Ludwig von Hofmann se souvient de Puvis de Chavannes dans ses élégies aux scintillements colorés (Danse printanière, 1904, Brême, Kunsthalle), Hans von Marées entremêle réalisme et évocations antiques (les Hespérides, Munich, Neue Pin.). Il aime évoquer le rapport de l'homme avec la nature (Dans la forêt au crépuscule, 1870, Brême, Kunsthalle) et exalte dans ses fresques de l'Institut zoologique de Naples (1873) le repos méditatif à la manière des Le Nain. Franz von Stück s'attache aux apparitions violentes, aux visages pervers de femmes glacées entourées de serpents métalliques (le Péché, 1893, Munich, Neue Pin.), aux faunes lubriques. Son symbolisme Sécession, très stylisé, trahit une présence très forte de sexualité. Carlos Schwabe, à la bizarre personnalité sensible et lyrique, émigra à Paris, où il mourut, après avoir été un des chevaliers de la Rose-Croix (la Mort du fossoyeur, 1895-1900, Louvre, cabinet des Dessins). Gustav Klimt a su créer un style symboliste personnel, jouant à la fois avec les idées, les lignes et la matière. Il juxtaposait en kaléidoscope des facettes colorées scintillantes : la salle à manger de l'hôtel Stoclet, à Bruxelles, s'orne ainsi de figures lovées en étreintes profondes, aux harmonieuses marqueteries brillantes (le Baiser), dont les esquisses se trouvent à Vienne et à Strasbourg. Ses visages de femmes immobiles, ses allégories polychromes sont de sensuelles et envoûtantes icônes (Salomé, 1901, Vienne, Österr. Gal.).
Le Symbolisme suisse

Les symbolistes allemands et autrichiens ont fortement marqué l'école suisse, qui est, pour cette période, très importante, avec des artistes formés à Vienne ou à Munich : Arnold Böcklin, barbare lyrique, fut hanté sans cesse par les mêmes thèmes héroïques ou mystérieux, chers au poète Carl Spitteler (Vestale, ca 1874, Darmstadt, Hessisches Landesmuseum) et par les mêmes angoisses solennelles (l'Île des morts, 1880, musée de Leipzig). Il aimait aussi peindre le peuple libre et sensuel des chèvre-pieds, des tritons et des centaures (Jeu de vagues, Munich, Neue Pin.) et exalter la puissance de la vie (Regarde ! la prairie est en joie, 1887, Darmstadt, Hessisches Landesmuseum). Son élève Albert Welti mêlait à une inspiration littéraire un goût certain du folklore montagnard (le Voyage de noces, 1896-1898, Zurich, Kunsthaus).
 Hodler découvrit le Symbolisme après 1880 et traduisit sa méditation philosophique par des lignes sinueuses et des formes découpées, par des teintes claires jusqu'à l'évanescent (Eurythmie, 1895, musée de Berne). Il se servit souvent de la répétition rythmique pour accentuer encore le monumentalisme de ses compositions (le Jour, 1900, id.). Il influença Ernst Bicher et Félix Vallotton, qui fut aussi sensible à un certain dépouillement où jouent seules la ligne nette et la couleur crue (l'Enlèvement d'Europe, 1908, id.) et dont les sujets étranges furent parfois proches du Surréalisme. Augusto Giacometti, par contre, s'attacha à transposer sa rêverie en subtilités graphiques qui mettent l'accent sur le côté décoratif de l'œuvre (la Nuit, 1903, Zurich, Kunsthaus).
Les symbolistes slaves

Des tentatives artistiques spiritualistes apparurent aussi en Hongrie avec Rippl-Ronai (Jeune Fille à la rose, 1898, Budapest, G. N. H.), en Pologne avec Jacek Malczewski (le Tourbillon, 1893-94, musée de Poznań) et Jozef Mehoffer (le Jardin étrange, 1903, musée de Varsovie) ou en Tchécoslovaquie avec Jan Preisler, peintre, poète et illustrateur (le Lac noir, musée de Prague), et František Kupka, aux si curieuses évocations légendaires, orientales ou ésotériques (l'Âme des lotus, 1898). Comme Kandinsky, ce dernier délaissa rapidement le Symbolisme pour l'Abstraction. Les peintres russes, profondément marqués par l'intériorité pascalienne des romans de Tolstoï ou de Dostoïevski, très attachés à leur folklore national, inspirés par la musique de Rimski-Korsakov, se groupèrent étroitement et contribuèrent à la célébrité de la revue Mir Iskousstva (1898-1904). V. Vasnetzoff, Nicolas Roerich, Alexandre Benois et Ivan Bilibine s'intéressèrent à la création des Ballets russes de Serge de Diaghilev, pour lesquels Léon Nicolas Bakst réalisa des rideaux de scènes, des costumes et des décors féeriques (le Grand Eunuque, pour Schéhérazade, 1910, musée de Strasbourg). Plus visionnaire, Mikhaïl Vroubel, influencé par le Démon du poète Lermontov, oscille entre la tentation du désespoir et le lyrisme (le Démon terrassé, 1902, Moscou, Tretiakov Gal.).
Le Symbolisme italien

Déjà, dans les années 1860-1870, il existe chez les Macchiaioli une attirance vers le symbolisme du silence et de l'instant suspendu. On retrouve cette atmosphère de vide et de solitude dans les œuvres symbolistes socialisantes d'Angelo Morbelli (le Noël des oubliés, 1903, Venise, Galleria d'Arte Moderna) et dans les paysages alpins pointillistes de Giovanni Segantini. Attiré aussi par le fantastique symbolique, il les peuple de formes hallucinées accrochées dans les arbres (les Infanticides, 1894, Vienne, K. M.) ou d'apparitions éthérées (l'Ange de la vie, 1894, Milan, G. A. M.). Ses recherches marquèrent fortement Gaetano Previati, divisionniste inspiré, qui participa au Salon de la Rose-Croix, puis, en 1902, à l'exposition de la Sécession de Berlin (le Repos, id.), et Giuseppe Pellizza da Volpedo, aux allégories plus sentimentales (Espérance déçue, 1894). Sous les auspices de la revue Il Convito (1895-1898), à laquelle collaborait le grand romancier symboliste Gabriele D'Annunzio (la Ville morte, 1898), Nino Costa orienta le mouvement " In arte libertas " vers une imitation fidèle du style et de l'inspiration des préraphaélites anglais ; et Giulio Aristide Sartorio se rapprocha de Rossetti, dont il compliqua les recherches (la Diane d'Éphèse, 1897, Rome, G. A. M.). Les artistes participent aux revues Hermes, Novissima, Leonardo et Il Regno et s'inspirent du symbolisme littéraire : Adolfo de Carolis évoque en figures amples et structurées les poèmes de Giovanni Pascoli, Alberto Martini réalise après 1900 ses illustrations cruelles et démentes d'Edgar Poe tandis que la maison Alinari propose en 1899-1900 un concours pour l'illustration de la Divine Comédie. Le sculpteur Adolfo Wildt dessinait des visions religieuses stylisées et élégantes, d'une spiritualité un peu larmoyante et Felice Casorati, aux curieuses toiles émaillées (Voie lactée, 1914), était très influencé par les fantasmes colorés de Klimt, que Vittorio Zecchin imitait avec un sens aigu du coloris et de la matière (Salomé). Il est intéressant de souligner que le Symbolisme italien s'est développé fort tardivement, après la Première Guerre mondiale, alors que les autres pays d'Europe se tournaient vers l'Abstraction, le Postcubisme ou le Surréalisme.
En Espagne, le Symbolisme hante les fêtes nocturnes de Hermenegildo Anglada Camarasa, les rêveries de Juan Brull Viñoles et les allégories mystiques de Julio Romero de Torres (le Retable de l'Amour, Barcelone, M. A. M.), mais se tourne très vite vers l'Art Nouveau de l'école de Barcelone. Il trouvera ses chefs-d'œuvre dans la période bleue de Pablo Picasso.
Graveurs anglais et groupe des Quatre

En Angleterre, de nombreux artistes, comme R. Stone, F. Mariott, J. E. Southall ou Norman Wilkinson, marqué par les errances d'Oscar Wilde et d'Edgar Poe, transformèrent les rêveries préraphaélites en toiles d'un Symbolisme académique qui ne manque pas d'intérêt. Ils subirent aussi l'influence de Moreau (Arthur Rackham, Andromède) ou de Klimt (Keith Henderson, illustrations pour le Roman de la Rose, 1911).
L'artiste écossais Charles Rennie Mackintosh, au sein du groupe des Quatre, qui réunissait à Glasgow sa femme Margaret MacDonald-Mackintosh, sa belle-sœur Frances MacNair-MacDonald et le mari de celle-ci, réalisa des œuvres décoratives d'une stylisation géométrique très poétique, bien différente de l'Art nouveau français et parente des recherches de la Sécession (Hiver, 1895, Glasgow, Hunterian Art Gal.). Ces artistes s'attachèrent au raffinement de la matière et des couleurs, à la revalorisation d'un celtisme poétique (Margaret MacDonald, le Jardin de Kysterion, 1906, id.). Le graveur anglais Aubrey Vincent Beardsley, esprit pernicieux et sardonique, dessinait à la plume des personnages fantastiques et cruels (Salomé, illustration pour Oscar Wilde), parfois caricaturaux, originaux jusqu'au Surréalisme. Il a édité de fort belles affiches d'un graphisme audacieux (A Comedy of Sighs, Avenue Theatre, 1894). Il fut imité par Annie French (les Sœurs laides, Édimbourg, Scottish National Gallery of Modern Art) et par l'Américain Bradley (affiche pour The Chap-Book).
La même inspiration se retrouve en effet dans les œuvres de certains artistes américains, qui, à New York, reflétèrent les trouvailles symbolistes européennes. Ralph Albert Blakelock, Albert P. Ryder et James Hamilton sont plus singuliers que symbolistes, mais Elihu Vedder s'avère un illustrateur plein de sentiment (Muse de la Tragédie, 1899, Washington, National collection of Fine Arts). Si Edwin Austin Abley se tourne vers les thèmes préraphaélites (la Quête du Saint-Graal, 1895-1901, Boston, Public Library), Thomas Dewing préfère les figures de femmes mélancoliques (les Jours, 1887, Hartford, Connecticut, Wadsworth Atheneum) et Abbot Thayer les allégories évanescentes (l'Ange, ca 1889, Smithsonian Institution). James McNeill Whistler exécuta des tableaux éthérés aux subtiles harmonies de lumières (Nocturne en bleu et or, Londres, Tate Gal.) et des décors très proches de la Sécession (la Chambre des paons, 1876-77, Washington, Freer Gal.).
Le Symbolisme est donc un mouvement international qui, s'appuyant sur la littérature, a marqué tout l'art moderne comme avaient pu le faire les découvertes sensorielles de l'Impressionnisme. Tel le Maniérisme international de la fin du xvie s., il a été partout le témoin de l'angoisse des intellectuels et des artistes devant un monde déjà dominé par la science et la machine et d'où fuyait Dieu. Il s'est souvent exprimé dans des évocations pessimistes, des spiritualités décadentes ou des débordements d'effets décoratifs. Il a ouvert la voie aux recherches des surréalistes, aux jeunes filles glaciales et aux hommes effarés du Belge Delvaux, aux architectures étouffantes de l'Italien Giorgio De Chirico, aux montres molles de l'Espagnol Salvador Dalí. Le Surréalisme sera un avatar psychanalytique du Symbolisme, centré sur l'insolite, l'objet figé chargé d'angoisse. Il ne s'agit plus dès lors de traduire les rêves éveillés des sensibilités aiguisées, mais de décrire le peuplement incohérent et incontrôlable du sommeil et de l'inconscient.
Si le culte du symbole a quelque peu favorisé les élucubrations de Dada, le Symbolisme synthétique de Gauguin ou de Klimt, mêlant l'esprit à la quintessence du décoratif, a aussi marqué le chemin des recherches abstraites de Kandinsky, de Klee ou de l'Orphisme.

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SARTRE

 

Jean-Paul Sartre

Philosophe et écrivain français (Paris 1905-Paris 1980).
Introduction

L'ensemble de la simple bibliographie de Sartre couvre, sous la couverture blanche et rouge de Gallimard, son éditeur de toujours, un peu plus de mille pages. C'est dire l'extraordinaire fécondité du dernier écrivain ensemble philosophe, romancier, essayiste et homme de théâtre. Ce littérateur protéiforme fut aussi le premier – et, à ce jour, le dernier – des « intellectuels engagés », témoins de leur siècle, toujours sur le front de tous les combats, quelque douteux qu'ils puissent paraître, a posteriori, aux censeurs qui, sur le coup, se dispensaient « courageusement » de prendre parti.
L'immense fortune critique de Sartre, à peine entamée par les contempteurs qui depuis sa mort ont enfin donné de la voix, tient dans ce concept d'« universel singulier » qui est au cœur de son œuvre : tout homme, dans sa solitude, témoigne pour toute la collectivité ; Sartre, dans son exemplarité absolue, d'ailleurs élaborée et préservée avec soin, est le grand témoin de son siècle – il est, comme on l'avait dit de V. Hugo seul avant lui, l'« homme-siècle ».
L'enfant dans la bibliothèque

Jean-Paul Sartre est né le 21 juin 1905 à Paris. Quelques mois plus tard, son père, Jean-Baptiste, meurt. Dans les Mots, son essai quasi autobiographique, quasi analytique, écrit en 1960, Sartre, disciple distancié de Freud, note : « La mort de Jean-Baptiste fut la grande affaire de ma vie : elle rendit ma mère à ses chaînes, et me donna la liberté. […] Ce n'est pas tout de mourir : il faut mourir à temps. Plus tard, je me fusse senti coupable ; un orphelin conscient se donne tort : offusqués par sa vue, ses parents se sont retirés dans leurs appartements du ciel. Moi, j'étais ravi : ma triste condition imposait le respect, fondait mon importance ; je comptais mon deuil au nombre de mes vertus. »
« Jusqu'à dix ans, je restai seul, entre un vieillard et deux femmes. » Cet enfant sans complexe d'Œdipe est élevé par son grand-père maternel : « C'était un homme du xixe s. qui se prenait, comme tant d'autres, comme Victor Hugo lui-même, pour Victor Hugo. » La comparaison n'est pas innocente : miroir décalé de ce grand-père qui « forçait un peu sur le sublime », Sartre se donne pour modèle le grand poète, et grand républicain, aux funérailles duquel tout Paris s'était pressé. Hugo avait dit, enfant : « Je serai Chateaubriand ou rien. » On peut imaginer le jeune Sartre se proposant un destin semblable – ne récrit-il pas en alexandrins, vers sept-huit ans, les Fables de La Fontaine ? Ses premiers fantasmes avoués sont d'arriver à la gloire par la littérature. Ses premières lectures l'y ont déterminé résolument.
Sartre est dès l'enfance un lecteur vorace – avalant les romans-feuilletons de son temps, Jules Verne ou Michel Zévaco (les Pardaillan, héros rebelles des temps de la Ligue). Sartre, comme il l'a raconté dans les Mots, entre en littérature très tôt, et la littérature oriente sa vie vers la littérature. Il est significatif que ses héros favoris, de Michel Strogoff à Pardaillan, soient des hommes d'action et, en général, des rebelles. Celui qui passera pour l'archétype de l'intellectuel fonde sa morale sur une esthétique de l'action qui n'a d'autre logique que celle du « panache », forcément de l'opposition. En même temps, ces romans populaires, « étranges romans, toujours inachevés, toujours recommencés ou continués, comme on voudra, sous d'autres titres, bric-à-brac de contes noirs et d'aventures blanches, d'événements fantastiques et d'articles de dictionnaires », constituent le modèle archaïque du roman sartrien, qui juxtapose volontiers le « grotesque sublime » à la Hugo et le « grotesque triste » flaubertien.
Entre un grand-père protestant et une grand-mère catholique, possédé par le besoin de croire (les métaphores bibliques et christiques abondent dans son œuvre, même si elles servent à chaque fois à exprimer une vision athée de la vie), il se réfugie dans le culte de l'art : son immense étude sur Flaubert (l'Idiot de la famille, 1971-1972) est aussi une forme d'autobiographie, dénonçant ce mythe littéraire de la forme, mythe bourgeois par excellence, qui a bercé son enfance et son adolescence.
Sartre le professeur

Sartre, « programmé » pour être bon élève, « caniche d'avenir », fait des études excellentes à Paris et à La Rochelle, où l'a entraîné le second mari de sa mère – polytechnicien haï, type même du « bourgeois » qu'il méprisera toute sa vie. Il prépare l'École normale supérieure à l'internat du lycée Louis-le-Grand, à Paris, tout en publiant ses premiers textes (l'Ange du morbide, Jésus-la-chouette) dans la Revue sans titre (1923) : les influences conjuguées de Flaubert, Goncourt et Maupassant, l'amour pour Jules Laforgue, Valéry ou Proust, la lecture assidue de Nietzsche et de Schopenhauer, le tout additionné d'autodérision, forment le premier Sartre.
Il est remarquable que ses lectures secondes l'orientent vers l'esthétique de l'art pour l'art, en littérature (« J'aurais rêvé de n'exprimer mes idées que dans une forme belle – je veux dire dans l'œuvre d'art, roman ou nouvelle »), et une certaine forme de nihilisme, en philosophie : « Je fais illusion, j'ai l'air d'un sensible et je suis un désert. » (Carnets de la drôle de guerre, 1939, édité en 1983). Ses premiers écrits sont d'ailleurs des contes philosophiques (Une défaite, récit des amours de Nietzsche et de Cosima Wagner, Er l'Arménien la Légende de la vérité parue dans Bifur) dignes d'un Platon qui aurait lu Flaubert.
À « Normale Sup », ses condisciples et futurs philosophes Raymond Aron ou Maurice Merleau-Ponty le considèrent déjà comme un génie : il a appartenu à Sartre d'être le dernier « grand homme » de la littérature française, et d'opérer en même temps la liquidation du concept de « grand homme ». Après Victor Hugo, Jean-Paul Sartre, après Sartre, plus rien.
Reçu premier à l'agrégation de philosophie en 1929 (après un échec, l'année précédente, qui avait surpris tout le monde), il rencontre Simone de Beauvoir, celle qu'il appellera le « Castor », compagne ou complice d'une vie (comme elle le racontera dans ses Mémoires d'une jeune fille rangée 1958, puis dans la Force de l'âge 1960, et dans la Force des choses 1963). Agrégée elle-même (en 1928), elle reconnaît en Sartre le « double qui répondait aux vœux de [son] adolescence » – mais un double instantanément reconnu supérieur. Sartre lui propose de l'épouser, elle ne peut se résoudre à sacrifier quelque parcelle de sa liberté à qui que ce soit, et conclut avec lui un « mariage morganatique », qui, malgré toutes les épreuves, les passades et les jalousies ponctuelles, malgré, surtout, la sollicitude de leurs amis, durera un demi-siècle, jusqu'à la mort de Sartre.
Beauvoir enseigne à Marseille, à Rouen, à Paris, Sartre, au Havre, à Laon, à Neuilly enfin : leurs trajectoires administratives finissent par converger, comme ont déjà convergé leurs trajectoires intimes.
Vers la prose et la célébrité

« Être à la fois Stendhal et Spinoza » – devenir ce que le sociologue Pierre Bourdieu appellera un « intellectuel total » : pour réaliser cet ambitieux programme, Sartre conjugue une immense culture philosophique, où s'imposent Husserl (et la phénoménologie), Kierkegaard et Heidegger (et l'existentialisme), et une immense culture littéraire : l'un des premiers, Sartre reconnaît l'importance de la littérature américaine du xxe s. : Hemingway, Hammett, Faulkner, Dos Passos. « Le monde de Dos Passos est impossible – comme celui de Faulkner, de Kafka, de Stendhal –, parce qu'il est contradictoire. Mais c'est pour cela qu'il est beau : la beauté est une contradiction voilée ». (Situations I, 1947). Il s'en inspire intelligemment pour son premier roman, et premier chef-d'œuvre, la Nausée (1938 – sous le titre « Melancholia », le même éditeur l'avait refusé l'année précédente) : « … Je suis, j'existe, je pense, donc je ballotte, je suis, l'existence est une chute tombée, tombera pas, tombera, le doigt gratte à la lucarne, l'existence est une imperfection. » (La Nausée, dernières lignes.) Le « comique métaphysique » de ce premier roman est, au fond, proche des pochades non moins métaphysiques que rédige Beckett à la même époque – au milieu de la montée des fascismes, en Italie, en Espagne, en Allemagne. Sartre annonce la « néantisation » de l'homme.
Les cinq nouvelles réunies dans le Mur, la même année, sont marquées du même talent pessimiste (« cinq petites déroutes, tragiques ou comiques »). Y émerge, avec « l'Enfance d'un chef », l'un des concepts centraux de la pensée sartrienne, le « salaud » – autre appellation, plus tonique, du conformiste, qui au cosmopolitisme trouble de l'inconscient, aux choix cruels de la liberté préfère l'univocité du nationalisme, et bientôt de la collaboration, et une vie rangée : « Combien il préférait aux bêtes immondes et lubriques de Freud, l'inconscient plein d'odeurs agrestes dont Barrès lui faisait cadeau. » (« l'Enfance d'un chef », in le Mur). À vrai dire, le « salaud » est une tentation permanente (peut-être aussi pour Sartre lui-même), une paresse de la pensée, contre laquelle la volonté doit se dresser sans cesse.
Philosophie et esthétique

C'est pendant et surtout après la guerre que Sartre trouvera, avec la philosophie de l'« engagement », le chemin de l'action, et celui de la liberté. Mobilisé pendant la « drôle de guerre », prisonnier, Sartre voit l'histoire faire irruption dans sa vie individuelle : toute sa conception du monde, et du rapport de l'être au monde, s'en trouve bouleversée. Libéré en 1941, il rentre à Paris et organise, avec Maurice Merleau-Ponty, un groupe de résistance (intellectuelle) à l'Occupation, et participe à diverses publications clandestines. Naturellement mal équipé pour l'action directe, souffrant d'un physique qui fera plus tard la joie des caricaturistes – mais dont il a fait très vite une image de marque –, Sartre s'engage au niveau où il peut être efficace, celui de la parole.
Sur le plan philosophique, (l'Imagination (1936), l'Imaginaire (1940) : « L'homme est une fuite de gaz par laquelle il s'échappe dans l'imaginaire ») et surtout l'Être et le Néant (1943) affirment la contingence de l'homme, sa déréalisation par l'imagination et son mode premier d'expression, la littérature (dans Qu'est-ce que la littérature ? il affirmera, avec ce sens de la formule qui n'appartient qu'à lui, que la littérature « est un trou dans l'être par où les êtres disparaissent »), ainsi que la contingence d'un dieu qui, de toute façon, n'est qu'une hypothèse dépassée : « La mort de Dieu a placé notre époque sous le signe du Père incertain. » On mesure à quel point de telles affirmations, de la part d'un écrivain dont le père s'était « absenté » si vite après sa naissance, ont pu déchaîner la manie analytique des biographes de Sartre, « bâtard » pour certains (Jeanson), « déshérité » pour d'autres.
Par ailleurs, Sartre développe la dialectique de la liberté : « L'homme ne rencontre d'obstacle que dans le champ de sa liberté » (L'Être et le Néant 1943), ou, si l'on préfère, l'exercice de la liberté n'est pas libre. Enfin, l'homme est de trop dans la logique du monde : être, c'est lutter avec l'aspiration au non-être.
Il est essentiel de souligner que la distinction entre philosophie et littérature, en ce qui concerne Sartre, n'est guère fonctionnelle. L'Être et le Néant, dans son analyse de la « mauvaise foi » notamment, informe sur Huis clos, écrit au même moment. Le Diable et le Bon Dieu est nourri, en 1947-1948, du travail théorique qui donnera finalement les Cahiers pour une morale. L'Idiot de la famille ostensiblement donné pour un travail sur Flaubert, est en fait la suite des Questions de méthode et de l'Imaginaire. La Nausée est, quant à elle, à en croire Sartre, un « factum sur la contingence » : la philosophie « donne les dimensions nécessaires pour créer une histoire […] Mon gros livre philosophique [l'Être et le Néant] se racontait de petites histoires sans philosophie ». Le trajet ne s'effectue d'ailleurs pas nécessairement de la philosophie (la théorie) vers le roman (la pratique ?) : telle description de la Nausée (la racine de marronnier) est la préparation, sur un mode narratif, de telles analyses de l'Être et le Néant sur la « potentialité » ou « l'ustensilité ». Écrire « L'engagement de Mallarmé » (en 1952 – mais l'article ne paraîtra qu'en 1979) ou « le Tintoret » (en 1957 puis 1961), c'est aussi réfléchir sur les rapports de l'individu et de l'histoire, tels qu'ils sont analysés dans la Critique de la raison dialectique (1960). « J'écris en tant de langues que des choses passent de l'une à l'autre », écrit Sartre, qui, lecteur de Nietzsche, sait bien que la philosophie peut aussi parler, comme Zarathoustra, la langue des dieux – et pas seulement le jargon auquel elle croit intelligent de se limiter : « Il y a souvent dans la philosophie une prose littéraire cachée. » Il y a même, dans le discours philosophique, insertion d'épisodes personnels exemplaires : l'Être et le Néant est parcouru de récits lyriques sur la caresse, le désir, la sensation du visqueux, qui sont Sartre tout entier. Le philosophe, régulièrement, cesse d'exercer une stricte censure sur son discours, ou plutôt sa philosophie est aussi dans cette impossible éradication de l'être.
Il est à noter, enfin, que cette philosophie qui conclut si fréquemment au néant de l'être est exprimée dans une langue si maîtrisée, et si personnelle, qu'elle met sur un piédestal le sujet écrivant qui prétendait s'y dissoudre : « Le style, ce grand paraphe d'orgueilleux », constate d'ailleurs Sartre, conscient des séductions de la langue sur ses lecteurs – et sur lui-même.
Ce style est sien surtout parce qu'il est intimement nourri d'autrui. On n'en finit pas de recenser ce qui, chez Sartre, est allusions, réminiscences, parodies et pastiches. Céline, qui le haïssait, lui reprochait, à juste titre, de lui emprunter certains tics verbaux. Démarquant Rimbaud (« Je est un autre », écrivait le poète), Sartre plaisante : « Je suis des autres. »
L'un des effets les plus évidents de cette langue est de rendre clairs, aux yeux du grand public, des philosophes (Heidegger, Husserl ou Kierkegaard – voir Situations IX) d'une grande complexité, sans jamais les réduire – mais, parfois, en les gauchissant pour en faire… des précurseurs de Sartre. Né dans une bibliothèque, Sartre est, à l'engagement près (mais l'adjonction est de taille), un parfait héros borgésien.
Chemins et impasses de la liberté

Sartre a conçu dès 1938 une trilogie romanesque, nommée alors « Lucifer », dont l'épigraphe est : « Le malheur c'est que nous sommes libres. » Les Chemins de la liberté (1945-1949), avec les titres successifs et emblématiques de l'Âge de raison, du Sursis et de la Mort dans l'âme, retracent le cheminement intellectuel d'un professeur de philosophie, Mathieu, qui va de ratages en démêlés sentimentaux, en quête de lui-même, « dans la bonace trompeuse des années 37-38 » (l'Âge de raison), l'histoire des personnages se mêlant étroitement aux événements politiques nationaux et internationaux (le Sursis), avant de se faire tuer, pour retarder de quelques instants l'avance allemande – pour rien : « Le corps est là, à vingt pas, déjà une chose, libre. » (La Mort dans l'âme.) On aura reconnu la référence évidente aux dernières lignes du roman de Hemingway, Pour qui sonne le glas, paru en 1938. Les romans de Sartre ne se dégageront jamais tout à fait d'influences exogènes. Le Sursis est un « à la manière de » Dos Passos, et la Nausée, dès l'épigraphe (une citation de l'Église), devait beaucoup à Céline.
Les héros romanesques de Sartre sont toujours entre deux hésitations – alors que les héros des pièces choisissent leur camp. Sartre prône l'action, et sera rarement un homme d'action ; moins par lâcheté, sans doute, que parce qu'il laisse l'action à ceux qui sont doués pour cela. Il est hautement significatif qu'il n'ait jamais rédigé que quelques chapitres du quatrième tome, projeté, des Chemins de la liberté, qui devait s'appeler « la Dernière Chance » et permettre aux principaux personnages de ce qui aurait été une tétralogie de retrouver leur liberté dans la Résistance.
Sartre tâte pour la première fois du théâtre avec Bariona, ou le Fils du tonnerre, pièce écrite, montée et jouée par lui au stalag où il est prisonnier en 1941. Mais c'est avec les Mouches (1943) qu'il s'impose au public. Dans cette nouvelle version du mythe d'Électre, Oreste finit par prendre toute la place. « Je suis trop léger, dit Oreste au premier acte. Il faut que je me leste d'un forfait bien lourd qui me fasse couler à pic, jusqu'au fond d'Argos. » Et à Jupiter, qui, jusqu'au bout, a soutenu l'assassin Égisthe, non parce que les dieux sont injustes mais parce qu'ils aiment l'ordre, et que le roi était l'instrument, cher à leur cœur, du remords généralisé, Oreste déclare hautement : « Je ne suis ni le maître ni l'esclave, Jupiter. Je suis ma liberté ! À peine m'as-tu créé que j'ai cessé de t'appartenir. » Électre, toute au remords de son crime, tremble devant l'idée – le spectacle de sa liberté – comme devant un horizon trop large : « Jupiter, roi des dieux et des hommes, mon roi, prends-moi dans tes bras, emporte-moi, protège-moi. Je suivrai ta loi, je serai ton esclave et ta chose, j'embrasserai tes pieds et tes genoux. Défends-moi contre les mouches, contre mon frère, contre moi-même, ne me laisse pas seule, je consacrerai ma vie entière à l'expiation. » Son frère seul se déclare responsable – parce que seul l'homme peut l'être, et que le remords le décharge de cette responsabilité qui le constitue et étaye sa liberté : « Vos fautes et vos remords, vos angoisses nocturnes, le crime d'Égisthe, tout est à moi, je prends tout sur moi. »
Dans cette pièce, présentée dans son « Prière d'insérer » comme une « tragédie de la liberté » (l'exact contraire des tragédies ordinaires, qui sont des mises en scène de la fatalité), les spectateurs de 1943 entendent une parabole sur les temps de l'Occupation. Égisthe, dans ses contradictions, est l'archétype du collaborateur, Jupiter, « dieu des Mouches et de la Mort », est l'occupant, Oreste, la figure du résistant. C'est une lecture un peu réductrice, qui ne se comprend que dans le contexte de la guerre, où tout était sans cesse soumis au filtre d'un décryptage.
Plus célèbre encore Huis clos (1944), vision d'un enfer qui ressemble fort à la vie ; trois personnages toujours sur scène, déjà morts, confrontés à leurs souvenirs, à leur cohabitation impossible et forcée, tendant des pièges, y succombant – la vie même : « Vous vous rappelez : le soufre, le bûcher, le gril… Ah ! quelle plaisanterie. Pas besoin de gril : l'enfer, c'est les autres. » (Huis clos).
L'engagement de Sartre

Jean-Paul Sartre, mai 1968Jean-Paul Sartre, mai 1968
Suivront, après la guerre, les pièces « engagées » qui retracent les démêlés de Sartre avec le parti communiste, auquel il n'adhéra jamais et qui le combattit volontiers, sentant tout ce qu'il y avait en lui de peu obéissant. Si Morts sans sépulture (1946) reste tributaire de l'actualité de la Résistance, les Mains sales (1948) sont une pièce de combat sur l'obéissance au parti, mais aussi une réflexion sur l'acte et la responsabilité. Le héros, Hugo, se trouve, comme Oreste, trop « léger » : « Je me trouvais trop jeune ; j'ai voulu m'attacher un crime au cou, comme une pierre. » Hugo est l'idéalisme fait homme, tandis que Hoederer est le pragmatisme incarné : le plus étonnant est que ce théâtre « mythique », qui paraît, lorsqu'on le résume, chargé jusqu'à la gueule de bonnes intentions, fonctionne tout de même, et fonctionne très bien. Preuve paradoxale : les critiques qui pleuvent sur la pièce, reçue comme une critique de l'U.R.S.S. stalinienne. Fadeïev, secrétaire de l'Union des écrivains soviétiques, le traite de « hyène stylographe ». Le style « guerre froide » envahit la critique littéraire.
Mais, la même année (1948), Sartre a été mis à l'index par le Saint-Office. L'année précédente, aux États-Unis, la Putain respectueuse (écrite en quelques jours en 1947), qui développe avec efficacité la vision du racisme (et du conformisme) dans la société américaine intolérante de l'époque, a eu bien des problèmes avec la censure : Sartre, décidément inclassable, interpelle avec sauvagerie capitalistes et « socialistes ».
Nekrassov (1955) est une satire du journalisme « aux ordres » de l'époque. Mais le Diable et le Bon Dieu (1951) et surtout les Séquestrés d'Altona (1959) s'élèvent au-dessus des contingences historiques pour reformuler, inlassablement, les problèmes de la liberté et de l'obéissance – et de la difficile identification du mal dans l'histoire : « Siècles, voici mon siècle, solitaire et difforme, l'accusé… Acquittez-nous ! Mon client fut le premier à connaître la honte : il sait qu'il est nu. » (Les Séquestrés d'Altona). Là encore, la référence christique est évidente. Mais le détour par un mythe extérieur à la trame anecdotique de la pièce (la responsabilité personnelle et collective face aux horreurs du nazisme) permet à l'écrivain, sous le masque de l'exemple allemand, d'évoquer, de biais, un autre responsabilité, celle des Français face à la guerre d'Algérie, à une époque où il n'est pas permis de faire même allusion à la torture pratiquée là-bas par l'armée de « pacification ».
À la même époque, Sartre, dialoguiste virtuose, rédige plusieurs scénarios de films, qui resteront pour la plupart inédits, sauf Les Jeux sont faits (Delannoy, 1953) et « Typhus » (sous le titre : les Orgueilleux, Yves Allégret, 1957). Il écrit un très long scénario (durée prévue : sept heures…) sur la vie de Freud pour John Huston – qui réalisera le film (Freud, Passions secrètes, 1962) en coupant les trois quarts du texte de Sartre, qui, logiquement, fait retirer son nom du générique. Il adapte également au théâtre Kean, d'Alexandre Dumas (1953), dont il récrit presque complètement le texte afin de mieux mettre en valeur Pierre Brasseur, les Sorcières de Salem d'Arthur Miller (1955 – portées au cinéma par Raymond Rouleau en 1957), et les Troyennes d'Euripide (1965).
Morale et esthétique

La philosophie de Sartre (résumée dans L'existentialisme est un humanisme 1946) vise à fonder une morale, tout en constatant l'impossibilité de cette fondation autrement que par un coup de force, une négation momentanée de l'esprit critique. Ses Réflexions sur la question juive en 1946, constituent le premier effort pour penser avec rigueur la démarche antisémite qui a abouti aux camps d'extermination, à une époque où l'antisémitisme traverse encore, malgré l'Holocauste, toute la société française. Le premier, il décrit l'antisémite comme un être de passion, et non de conviction, qui a la « certitude des pierres » ou des menhirs – en tout cas, il n'est pas accessible à la raison, et ce qu'il présente comme un raisonnement est, au mieux, l'habillage d'un sentiment. « Si l'antisémite, écrit Sartre, est imperméable aux raisons et à l'expérience, ce n'est pas que sa conviction soit forte ; mais, plutôt, sa conviction est forte parce qu'il a choisi d'abord d'être imperméable. » (Réflexions sur la question juive 1946).
Le philosophe est un écrivain et aussi un critique. Qu'est-ce que la littérature ? (1947 – Sartre reviendra sur le sujet, dans une sorte d'écho interne, presque vingt ans plus tard dans son Plaidoyer pour les intellectuels) définit l'engagement de l'intellectuel : « On n'écrit pas pour des esclaves. L'art de la prose est solidaire du seul régime où la prose garde un sens : la démocratie. Quand l'une est menacée, l'autre l'est aussi. Et ce n'est pas assez que de les défendre par la plume. Un jour vient où la plume est contrainte de s'arrêter, et il faut alors que l'écrivain prenne les armes ».
Ses études sur Baudelaire (1947), Jean Genet (Saint Genet, comédien, et martyr 1952) ou Flaubert (l'Idiot de la famille) posent le problème central, au cœur de la vie de Sartre, de ce qui constitue la figure de l'écrivain. Ce goût pour les biographies est significatif, chez un homme qui a longtemps flirté avec l'autobiographie (et qui n'y a cédé, bien tard, que pour les Mots) : il se lit à travers les autres. La manière dont il utilise les concepts psychanalytiques pour décortiquer autrui témoigne d'une perversité redoutable. Ainsi l'étude sur Genet, en 1952 : « Dans tous mes livres, racontera Genet, je me mets nu et en même temps je me travestis par des mots, des choix, des attitudes, par la féerie. Je m'arrange pour ne pas être trop endommagé. Par Sartre, j'étais mis à nu sans complaisance. » Si un écrivain crée à partir d'un noyau obscur parfois même à lui-même, Sartre épluche Genet avec une impudeur totale, exhibant le mécanisme : « J'ai mis un certain temps à me remettre […] J'ai été presque incapable de continuer à écrire […] Le livre de Sartre a créé un vide qui a permis une espèce de détérioration psychologique. »
Revues et journaux : l'écriture de l'immédiat

Sartre fonde en 1945 les Temps modernes qui sera la revue dominante de l'intelligentsia de l'après-guerre. Il y accueille Camus, avant que des divergences importantes sur l'U.R.S.S. et la polémique sur le – nécessaire ? – aveuglement face aux crimes staliniens ne brouillent définitivement, en 1952, les deux hommes. Mais Sartre a pourtant cosigné l'article de Merleau-Ponty, en 1950, dénonçant les camps de concentration staliniens ; simplement, Sartre et Camus étaient tous deux trop brillants pour se tolérer longtemps.
Sartre présente dans les Temps modernes les chantres de la négritude – Senghor et Frantz Fanon en tête –, avant tout pour leurs qualités révolutionnaires : la poésie aussi participe du combat anticolonialiste, comme il l'explique dans sa préface incendiaire aux Damnés de la terre (Fanon, 1961).
Les Temps modernes couvrent aussi bien la littérature (les œuvres de Sartre lui-même y paraissent souvent en prépublication) que la sociologie (le Deuxième Sexe, de Simone de Beauvoir, y entame sa longue et brillante carrière de texte fondateur du féminisme contemporain) ou la politique (« les Communistes et la paix », 1952) : les textes de circonstance écrits par Sartre sont régulièrement rassemblés par Gallimard dans les différents volumes des Situations (de Situations I, 1947 à Situations X 1976). La revue verse aussi, parfois, dans la nécrologie : Sartre, à leur mort, y rend hommage à Camus (1960) ou à Merleau-Ponty (1961) – dont, à son tour, il s'était éloigné, comme en témoignent les Aventures de la dialectique, publiées par Merleau en 1955.
Sartre restera toute sa vie un homme de médias. Journaliste à Combat, il couvre – aux États-Unis – pour ce journal le retentissement de la conférence de Yalta. À France-Soir, en 1960, peu après l'arrivée de Castro au pouvoir, il publie un long article sur Cuba, « Ouragan sur le sucre ». Il prend après 1968 la direction nominale de la Cause du peuple, journal maoïste, puis de Révolution, journal trotskiste, et fonde Libération. Tiers-mondiste convaincu, il soutient le combat des Africains qui s'émancipent, Lumumba ou Senghor, et s'engage au côté des indépendantistes durant la guerre d'Algérie. De Gaulle, conscient du symbole qu'est devenu Sartre, répond à l'un de ses ministres, qui veut faire arrêter le philosophe pour activités subversives, après qu'il eut signé le « Manifeste des 121 » (contre l'usage de la torture en Algérie) : « On n'emprisonne pas Voltaire ».
Le flirt avec le P.C.F. reste constant, et très théorique. Dans la préface à la réédition de Aden Arabie, de Paul Nizan, il réhabilite avec fougue son ami disparu, qui fut traîné dans la boue par les communistes. En 1956, il prend très violemment position (dans l'Express) contre l'intervention soviétique en Hongrie, et, s'il participe au « tribunal Russell » en 1966 (contre les crimes américains au Viêt Nam), il s'indigne, dans Paese Sera, de l'écrasement du printemps de Prague par les chars russes.
On a reproché au philosophe certaines fluctuations, alors qu'il est au contraire un pôle fixe dans un monde en mutation où chacun prend d'ordinaire le vent. Ainsi, il est favorable à la création de l'État d'Israël mais il condamne la politique sioniste d'élimination des Palestiniens dès la fin des années 1960 : entre ces deux positions, il n'y a nulle contradiction ; dans les deux cas, Sartre est du côté de l'oppressé, contre l'oppresseur – Pardaillan, toujours. Soutien critique du P.C.F. (« un anticommuniste est un chien, je n'en démordrai pas » – mais, en même temps, tout en Sartre s'oppose au respect d'une quelconque « ligne »), il dénonce avec Merleau-Ponty les camps de concentration staliniens, et, en 1967, refuse de participer au Xe congrès des Écrivains soviétiques, par solidarité avec les dissidents Siniavski et Daniel, emprisonnés. Toute sa vie, il reste fidèle à l'idée des « causes justes » – et il est un peu vain, très parisien, et très pharisien, de lui reprocher rétrospectivement de n'avoir pas eu le discernement aiguisé que donne forcément le recul historique à ceux qui, sur le coup, refusent prudemment de s'engager.
L'homme de tous les combats

C'est l'humaniste inlassable que couronne le prix Nobel de littérature en 1964 – et c'est le politique intransigeant qui le refuse, fait unique dans l'histoire du Nobel.
Miné par l'hypertension et la myopie (il sera presque aveugle à partir de 1974), Sartre continue jusqu'à sa mort à soutenir les causes les plus diverses, en particulier celles des femmes, que défend aussi Simone de Beauvoir, et à voyager dans tous les pays où il estime que sa voix peut être entendue. Ensemble, ils voient Castro et Che Guevara à Cuba en 1960, ils visitent la Yougoslavie de Tito, vont, malgré tout, en U.R.S.S. ou en Tchécoslovaquie, en Égypte et en Israël (1967). Sartre s'implique fortement dans les activités gauchistes, après 1968 (on est allé jusqu'à faire de Mai une « révolution sartrienne » – quoi qu'on en pense, l'affirmation témoigne de son audience auprès de la jeunesse du baby-boom). Il couvre de son nom, en assurant leur direction officielle, des publications d'inspiration maoïste ou trotskiste menacées par la censure. Il crée le Secours rouge, organisation de lutte contre le pouvoir pompidolien. Il va de meeting en meeting, soutenant les « illégalités légitimes », bel oxymore résumant dialectiquement son opposition à tous les pouvoirs, à toutes les scléroses. L'ensemble de sa réflexion sur le « mouvement » sera publié dans Situations VIII (1972). Après avoir soutenu, du bout des dents, la candidature de Mitterrand à la présidentielle de 1965, il renonce en 1973 à imaginer qu'un changement significatif quelconque puisse sortir des urnes – on lui doit l'immortel slogan « Élections, piège à cons ». Jusqu'au bout (il est encore, avec Raymond Aron, retrouvé, au-delà des divergences idéologiques, à la tribune lors de la conférence de presse du comité « Un bateau pour le Viêt Nam » en 1979), il s'engage pour toutes les « justes causes » – Pardaillan, encore et toujours.
Sa mort, le 15 avril 1980, est l'occasion d'un immense défilé populaire à Paris – là encore, il sera le seul à pouvoir rivaliser avec Hugo.
Simone de Beauvoir raconte, dans la Cérémonie des adieux (1981), sa dernière vision, bouleversante, de Sartre – elle fait suivre le livre de la transcription de ses Entretiens, et la voix du philosophe semble résonner d'outre-tombe avec une force étonnante.
Sartre laisse une masse impressionnante de textes inachevés, qui témoignent de son extraordinaire boulimie d'écriture : un livre sur l'Italie (la Reine Albemarle et le Dernier Touriste), le tome II de la Critique de la raison dialectique (publié en 1986), Cahiers pour une morale (en 1983), le volume IV de l'Idiot de la famille, les pages esquissées de Pouvoir et Liberté, écrit en collaboration avec Benny Lévy, le plus « intellectuel » des gauchistes issus de mai 1968 (un entretien, en mars 1980, entre Lévy et Sartre, dans le Nouvel Observateur qui, sous le titre de « L'espoir maintenant », faisait le point sur leur travail commun, et néanmoins dialectique, fit rugir une bonne partie de la nouvelle intelligentsia). Les Carnets de la drôle de guerre paraissent en 1983 – suivis des Lettres au Castor, et, encore, le scénario complet du film sur Freud, publié en 1984 …
Au final, on en revient à cette bibliographie sidérante, gigantesque, qui suffit largement à témoigner de ce que fut Sartre, bien mieux que les biographies anecdotiques parues depuis sa mort : homme-bibliothèque, Sartre ne fut pas autre chose que ce qu'il écrivit, l'homme de tous les mots

 

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