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LA CONSCIENCE ... |
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Les instantanés de la conscience
neurosciences - par Oliver Sacks dans mensuel n°374 daté avril 2004 à la page 30 (4111 mots)
Fort de son expérience clinique et s'appuyant sur de récents travaux en neurosciences, Oliver Sacks envisage la conscience humaine comme une série de plans fixes qui, telles les images d'un film, s'enchaîneraient entre eux pour un résultat final perçu comme continu par chacun d'entre nous. Mais, si tel est le cas, par quel processus cérébral ces images s'agencent-elles ?
«Le temps, a écrit Jorge Luis Borges, est la substance dont je suis fait. Le temps est un fleuve qui m'entraîne, mais je suis le temps [1]. » Nos mouvements, nos actions s'étendent dans le temps, comme nos perceptions, nos pensées ou les contenus de notre conscience. Nous vivons dans le temps, nous organisons notre temps, nous sommes des créatures temporelles jusqu'au tréfonds de notre être. Mais le temps où nous vivons, ou qui règle notre vie, est-il continu _ comme le fleuve de Borges ? Ou bien doit-on plutôt le comparer à une suite de moments discrets qui s'enchaîneraient ou s'articuleraient comme les grains d'un chapelet ?
Au XVIIIe siècle, la notion de moments discrets avait gagné la faveur du philosophe David Hume, pour qui l'esprit n'était « qu'un faisceau ou une collection de perceptions différentes, qui se succèdent avec une rapidité inconcevable et sont dans un flux et un mouvement perpétuels [2] ». Selon William James, qui fit état de cette opinion dans ses Principles of Psychology 1890, la « conception humienne » était aussi puissante que fâcheuse. Elle lui semblait aller à l'encontre de l'intuition, pour commencer : dans le célèbre chapitre de ce précis de psychologie, où il est question du « courant de pensée », il soulignait que, pour son possesseur, la conscience paraît toujours continue, « sans brèche, cassure ni division », jamais « fragmentée ni morcelée » : même si les contenus de la conscience changent en permanence, remarquait-il, nous passons sans heurt d'une pensée à une autre, d'un percept au suivant, sans interruption ni rupture. Pour James, par conséquent, la pensée était un flux _ d'où son invention du terme « courant de conscience ».
Mais se pourrait-il que « la conscience soit discontinue en réalité ... et ne se présente sous l'aspect d'un continuum que sous l'effet d'une illusion analogue à celle du zoetrope ? * », se demandait également James. Avant 1830, seules les maquettes ou les théâtres-jouets en trois dimensions permettaient de créer des représentations ou des images mobiles. Personne n'aurait imaginé avant cette date que des plans fixes puissent induire une sensation ou une illusion de mouvement. Comment des images auraient-elles pu paraître animées sans se mouvoir elles-mêmes ? Cette idée était intrinsèquement paradoxale : il y avait là une contradiction flagrante. Mais le zoetrope prouva que des images séparées peuvent fusionner dans le cerveau pour donner l'illusion d'un mouvement continu, cette découverte n'ayant pas tardé à donner naissance au cinéma.
Tours et détours de la conscience
Si James avait écrit quelques années plus tard, l'analogie cinématographique aurait pu tout à fait lui venir à l'esprit : parce que le flux tendu des images thématiquement apparentées dont ils se composent brosse un récit visuel qui fait partie intégrante du point de vue et des valeurs du metteur en scène, les films ne sont pas du tout une mauvaise métaphore du courant de conscience en tant que tel ; et les procédés techniques ou les concepts clés du cinéma toutes les sortes de zooms, de fondus, de dissolutions, d'omissions, d'allusions, d'associations et de juxtapositions reproduisent assez fidèlement _ peut-être sont-ils conçus dans le seul but d'assurer cette reproduction ! _ les tours et les détours de la conscience.
Henri Bergson a établi cette analogie vingt ans plus tard dans son Évolution créatrice, ouvrage paru en 1908 et dont un chapitre entier est consacré au « Mécanisme cinématographique de la pensée et [à] l'illusion mécanistique » : « Nous prenons des vues quasi instantanées sur la réalité qui passe, et ... il nous suffit de les enfiler le long d'un devenir ... situé au fond de l'appareil de la connaissance pour imiter ce qu'il y a de caractéristique dans ce devenir lui-même. ... Nous ne faisons guère autre chose qu'actionner une espèce de cinématographe intérieur. ... Le mécanisme de notre connaissance usuelle est de nature cinématographique [3]. »
James et Bergson ont-ils eu l'intuition d'une vérité profonde quand ils ont comparé la perception visuelle _ voire le flux de la conscience lui-même _ à un tel mécanisme ? Les mécanismes cérébraux qui confèrent leur cohérence à la perception et à la conscience sont-ils plus ou moins analogues aux caméras et aux projecteurs de cinéma ? L'oeil/cerveau « prend-il » effectivement des vues perceptuelles dont la fusion crée une impression de continuité et de mouvement ? Ce problème ne fut pas élucidé de leur vivant.
Nombre de mes patients m'ont dit avoir été sujets à un trouble neurologique rare, mais des plus spectaculaires, lors d'accès de migraine : perdant le sens de la continuité visuelle et du mouvement, ils voient une série de « plans » clignotants à la place. Parfois nettes et distinctes, se succédant quelquefois sans superposition ni chevauchement, ces images sont le plus souvent un peu estompées, de la même façon que des photos trop longuement exposées. Elles ont tendance pour la plupart à persister si longtemps que chaque « plan » reste visible quand le suivant est aperçu : trois ou quatre scènes les plus anciennes disparaissant progressivement, d'autant plus pâles qu'elles se sont formées les premières, sont alors susceptibles de se superposer l'une à l'autre. Bien qu'évoquant le cinéma à certains égards _ encore que le film en question aurait été mal tourné et serait mal projeté : chaque temps de pose aurait été si long que le mouvement se figerait totalement, et la cadence de projection serait si lente que la fusion serait impossible _, cet effet fait penser aussi à certaines des « chronophotographies » d'Étienne- Jules Marey, médecin français qui, dès les années 1880, avait inscrit côte à côte plusieurs clichés pris à intervalles de temps réguliers sur une plaque unique.
Ces effets visuels m'avaient été dépeints à plusieurs reprises vers la fin des années 1960 : beaucoup de mes patients étant migraineux, j'avais indiqué en 1970 dans mon livre intitulé Migraine [4] que la fréquence du clignotement caractéristique de ces épisodes semblait aller de 6 à 12 images par seconde, des motifs ou des hallucinations kaléidoscopiques pouvant clignoter ou scintiller également dans les cas de délires migraineux. Il peut arriver alors que les scintillations s'accélèrent au point que le mouvement reprenne son aspect normal ou que l'hallucination recommence à être continûment modulée. N'ayant pu trouver aucune description satisfai-sante de ce phénomène dans la littérature médicale _ ces crises sont si brèves, si rares et si difficiles à prévoir ou à déclencher que ce n'était guère étonnant ! _, je l'avais qualifié de « vision cinématique », car mes patients le comparaient toujours à un film qui défilerait trop lentement.
Si stupéfiant que fût ce phénomène, ses mécanismes physiologiques étaient restés inexpliqués tout au long de ces années 1960. Mais une question me tarabustait : se pourrait-il, m'étais-je interrogé par la suite, que la perception visuelle soit réellement analogue à la cinéphotographie, en cela que des clichés ou des « plans » brefs, instantanés et statiques appartenant à tout un environnement visuel seraient pris dans un premier temps, puis fusionneraient normalement de façon à susciter les impressions de mouvement et de continuité auxquelles nous sommes accoutumés cette « fusion » ne s'effectuant apparemment pas dans le contexte très anormal des accès de migraine ?
Traînée visuelle
Non seulement certaines formes d'épilepsie aussi bien que quelques intoxications surtout celles consécutives à la consommation de psychodysleptiques tels que le LSD engendrent des effets visuels voisins, mais on pourrait aussi évoquer le cas des objets mobiles qui laissent une traînée ou un sillage visuel derrière eux, des répétitions spontanées d'images ou des prolongements inhabituels d'« images consécutives ». Ayant vécu une expérience de cet ordre après avoir bu du sakau, substance hallucinogène et relaxante fort appréciée en Micronésie, j'ai décrit les effets de cette préparation dans un journal de voyage avant d'en reparler dans mon livre L'OEle en noir et blanc : « Une fleur sur notre table irradie des pétales fantomatiques formant une sorte de halo ; lorsque je la déplace, j'observe une légère traînée, une macule visuelle, un sillage rougeâtre. Regardant un palmier se balancer, je vois une succession d'images, comme un film qui se déroulerait lentement et perdrait le fil [5]. »
Paul Fraisse soutenait, dans sa Psychologie du temps, que des phénomènes inapparents ou inaperçus en temps normal sont susceptibles de devenir évidents sous « le miroir grossissant [6] » de la pathologie, et il importe de se demander s'il en va de la sorte dans le cas présent. Des discontinuités perceptuelles seraient-elles observables dans des conditions normales ?
Un exemple aussi familier qu'intrigant mérite d'être cité : il suffit de regarder des objets rotatifs animés d'un mouvement régulier des ventilateurs, des roues, des pales d'hélice, etc. ou de passer devant des barrières ou des clôtures à claire-voie pour que la continuité normale du mouvement semble brusquement s'interrompre. Quand j'observe mon ventilateur de plafond depuis mon lit, par exemple, il peut m'arriver d'avoir tout à coup l'illusion que ses pales tournent en sens inverse pendant quelques secondes avant que leur mouvement originel se rétablisse tout aussi soudainement ; tantôt j'imagine que ces pales planent au-dessus de ma tête ou s'immobilisent, tantôt je crois qu'elles se multiplient ou se couvrent de bandes noires plus larges qu'elles-mêmes.
Dans les films, de même, les roues des diligences semblent quelquefois tourner lentement à l'envers ou ne bouger qu'à peine : cette illusion de la « roue de wagon » dénote que la cadence de prise de vues et la vitesse de rotation des roues ne sont pas synchrones, mais elle est attestée aussi dans la vie réelle _ je puis y être sujet lorsque je contemple mon ventilateur dans ma chambre éclairée par la lumière continue ou uniforme des rayons de soleil matinaux. Mes propres mécanismes perceptuels clignoteraient-ils ou seraient-ils asynchrones ? _ à l'instar, à nouveau, de l'action d'une caméra ?
L'exploration très détaillée de ces illusions du type « roue de wagon » entreprise par Dale Purves et ses collaborateurs de la Duke University a confirmé que ces sortes de perceptions illusoires ou erronées sont universelles. Après avoir exclu toutes les autres causes possibles de discontinuité les éclairages intermittents, les mouvements oculaires, etc., ces chercheurs ont abouti à la conclusion que le système visuel traite les informations qu'il reçoit « en épisodes séquentiels » à la vitesse de trois à vingt épisodes par seconde, ces séquences d'images étant perçues normalement comme un flux de perceptions ininterrompues : ces données suggèrent que les fictions cinématographiques sont convaincantes pour la simple raison que nous découpons nous-mêmes le temps et la réalité comme une caméra, le scindant en plans discrets que nous rassemblons ensuite en un flux qui nous paraît continu.
Selon Purves, c'est justement cette décomposition de tout ce que nous voyons en une série de moments successifs qui permet au cerveau de détecter, puis de « computer » le mouvement : tout ce qu'il a à faire, c'est de noter les positions différentes que les objets occupent d'un « plan » à l'autre, puis d'en déduire la direction et la vitesse de leurs déplacements.
Computations cérébrales
Mais nous ne saurions nous contenter de cette observation, car nous ne nous bornons pas à calculer le mouvement à la manière d'un robot _ nous le percevons. Nous percevons le mouvement, exactement comme nous percevons la couleur ou la profondeur, comme une expérience qualitative unique en son genre parce qu'indispensable à la discrimination et à la conscience visuelles. La genèse des qualia* continue à échapper à notre compréhension : on ne sait pas encore comment les computations cérébrales objectives se transforment en expériences subjectives. Les philosophes débattent interminablement des modalités de ces transformations tout en se demandant s'ils parviendront jamais à les décrypter ; quant aux spécialistes des neurosciences, en gros, ils se satisfont pour l'instant de constater que ces événements se produisent bel et bien, et s'efforcent de découvrir les soubassements ou les « corrélats neuronaux » de la conscience, en commençant par les formes de conscience aussi élémentaires que la perception du mouvement.
James rêvait de zoetropes parce qu'il les tenait pour une métaphore de la conscience, tandis que Bergson insistait sur « le caractère cinématographique de notre connaissance des choses » _ mais ces termes, bien sûr, n'étaient rien de plus que des analogies ou des images séduisantes : car c'est depuis deux ou trois décennies à peine que la question des fondements neuronaux de la conscience commence à pouvoir être sérieusement posée grâce aux apports des neurosciences.
En fait, la situation a considérablement évolué depuis les années 1970 : tabou ou presque jusqu'à cette époque, l'étude neuroscientifique de la conscience est devenue une discipline majeure qui mobilise des milliers de chercheurs dans le monde entier. Tous les niveaux de conscience sont désormais en cours d'exploration, depuis les mécanismes perceptuels de base ils sont à l'oeuvre chez nous aussi bien que chez de nombreux animaux jusqu'aux fonctions psychiques supérieures de la mémoire, de l'imaginaire et de la conscience autoréflexive.
Il est possible de nos jours de visualiser simultanément les comportements de centaines de neurones actifs chez des animaux non anesthésiés en train d'accomplir des tâches perceptuelles ou mentales simples : les techniques d'imagerie médicale telles que la résonance magnétique fonctionnelle et la tomographie par émission de positons, notamment, permettent d'examiner les activités et les interactions de vastes aires cérébrales, ces méthodes d'exploration non intrusives ayant l'avantage d'être utilisables sur des sujets humains engagés dans des tâches mentales complexes.
À ces études physiologiques s'ajoute la procédure relativement récente de la modélisation neuronale informatisée, qui permet quant à elle d'observer comment des populations ou des réseaux de neurones virtuels soumis à des stimuli ou à des contraintes d'un genre ou d'un autre s'organisent.
C'est grâce à toutes ces approches, ainsi qu'aux concepts inaccessibles aux générations précédentes qu'elles ont générés, que la quête des corrélats neuronaux de la conscience est en passe de devenir l'une des aventures les plus fondamentales et les plus excitantes des neurosciences contemporaines. Une innovation décisive a consisté à « penser en termes de populations », c'est-à-dire à tenir compte du nombre énorme de neurones cent milliards à peu près que contient le cerveau humain : on a compris de la sorte que, en modifiant plus ou moins les forces des connexions neuronales, l'expérience peut favoriser la formation de constellations ou de groupes fonctionnels de neurones dans toutes les régions du cerveau _ groupes dont les interactions correspondent à des catégories expérientielles.
« Darwinisme des synapses »
À la conception antérieure de fonctions cérébrales rigides, modalement immuables et programmées comme un ordinateur, s'est substituée la notion, plus biologique et plus puissante, de « sélection par l'expérience », c'est-à-dire de vécu qui façonne littéralement la connectivité et le fonctionnement du cerveau dans des limites génétiques, anatomiques et physiologiques, bien entendu.
Ces sélections de groupes de neurones ils peuvent en comprendre un millier environ et les effets différentiels qu'elles exercent sur la morphologie cérébrale au cours de la vie des individus joueraient un rôle peu ou prou analogue à celui de la sélection naturelle dans l'évolution des espèces ; l'Américain Gerald M. Edelman, penseur précurseur en la matière, a parlé à ce propos de « darwinisme neuronal », tandis que le Français Jean-Pierre Changeux, neurobiologiste plus intéressé par les connexions interneuronales, parle pour sa part de « darwinisme des synapses », ces deux auteurs venant de publier des versions très lisibles de leurs travaux [7].
William James ne manquait jamais de souligner que la conscience n'est pas une « chose », mais un « processus ». D'après Edelman, tous les processus conscients reposent sur les interactions dynamiques et réciproques ou « réentrantes » de groupes de neurones localisés dans des aires corticales différentes ainsi que sur celles survenant entre le cortex, le thalamus et d'autres régions cérébrales : à l'en croire, les innombrables interactions entre les systèmes mnésiques du cerveau antérieur, d'une part, et les systèmes de catégorisation perceptuelle du cerveau postérieur, d'autre part, seraient à l'origine de la conscience.
Parmi ces pionniers de l'étude des fondements neuronaux de la conscience figurent aussi Francis Crick le découvreur de la « double hélice » et son jeune collègue Christof Koch, qui ont cosigné dès les années 1980 un premier article spécifiquement consacré à la perception visuelle élémentaire et aux processus qu'elle occasionne. Sur leurs travaux communs et la recherche des fondements neuronaux de la conscience en général, on lira avec profit Quest for Consciousness : a Neurobiologic Approach, récemment publié par Koch : c'est un livre aussi détaillé que haut en couleur. Pour Crick et Koch, l'étude de la conscience visuelle est un point de départ idéal : non seulement les mécanismes de la vision peuvent être d'ores et déjà explorés en l'état actuel des techniques de neuro-imagerie, mais ils permettent en outre de modéliser l'investigation et la compréhension des formes supérieures de conscience.
Dans l'article synoptique, intitulé « A framework for consciousness » « Une architecture pour la conscience », qu'ils ont fait paraître en février 2003 dans les colonnes de la revue Nature Neuroscience [8], Crick et Koch ont traité tout à la fois des corrélats neuronaux de la perception du mouvement, de la perception ou de la construction de la continuité visuelle et, par extension, de la continuité apparente de la conscience proprement dite : « La conscience [visuelle] perçoit une série d'instantanés statiques sur lesquels du mouvement est "peint", ... ces perceptions étant temporellement discrètes », avancent-ils.
Quand je l'ai lue pour la première fois, il y a quelques mois de cela, cette phrase m'a d'autant plus stupéfié qu'elle semblait s'étayer sur une conception de la conscience en tout point similaire à celle de James et de Bergson _ depuis que mes patients migraineux m'avaient décrit des « visions cinématiques » dans les années 1960, je n'avais jamais cessé de réfléchir à cette conception séculaire. Pourtant, il était ici question d'autre chose... de la possibilité que les activités neuronales soient le véritable substrat de la conscience !
Mais, contrairement à leurs homologues cinématiques, les « instantanés » dont Crick et Koch postulent l'existence ne sont pas uniformes : la durée d'instantanés successifs ne devrait pas être constante, estiment-ils _ et il se pourrait de surcroît que les instantanés de forme et de couleur ne coïncident pas temporellement. Même s'il est vraisemblable que ce mécanisme de « saisie instantanée » des inputs sensoriels visuels soit automatisé et n'implique pas la mise en oeuvre de processus neuronaux trop compliqués, chaque percept visuel doit comporter un grand nombre d'attributs visuels nécessairement liés au niveau préconscient. Comment, par conséquent, divers instantanés « s'assemblent-ils » pour créer une continuité apparente, et comment deviennent-ils conscients ?
Coalitions de neurones
Bien que la représentation d'un mouvement particulier puisse être attribuée à une excitation neuronale qui se transmet à une vitesse donnée dans les zones du cortex visuel spécialisées dans la perception du mouvement, ce n'est que le début d'un processus complexe. Pour atteindre la conscience, cette excitation neuronale, ou la représentation d'ordre supérieur qui lui correspond, doit franchir un certain seuil d'intensité et se maintenir au-dessus de ce niveau _ pour Crick et Koch, la conscience serait un « phénomène de seuil ». Le groupe de neurones concerné n'y parviendrait qu'en s'assurant le concours d'autres parties du cerveau situées dans les lobes frontaux, le plus souvent et en s'alliant à des millions d'autres neurones avec lesquels il formerait une « coalition » : capables de se constituer et de se dissoudre en une fraction de seconde, ces coalitions entraîneraient la formation de connexions réciproques entre le cortex visuel et de nombreuses autres aires cérébrales, toutes ces régions se coalisant à leur tour et « conversant » ensemble sans jamais cesser d'interagir. Si bien que la prise de conscience d'un percept visuel unique pourrait nécessiter que des milliards de cellules nerveuses subissent des activations parallèles et se modifient mutuellement.
Enfin, l'activité d'une coalition, ou d'une coalition de coalitions, doit non seulement franchir un certain seuil d'intensité pour devenir consciente, mais perdurer un certain temps _ pendant une centaine de millisecondes environ : ce serait la durée du « moment perceptuel ».
Selon Crick et Koch, la continuité apparente de la conscience visuelle tient au fait que l'activité de la coalition impliquée présente une « hystérésis », c'est-à-dire persiste plus longtemps que le stimulus : en un sens, cette hypothèse est très proche de la notion de « persistance de la vision » formulée par les théoriciens du XIXe siècle. Hermann Helmholtz écrivait par exemple, dans son Optique physiologique 1860, que « la répétition de l'impression doit être assez rapide pour que l'effet consécutif à chaque impression n'ait pas sensiblement diminué lorsque l'impression suivante se pro-duit [9] ». Mais il supposait, comme ses contemporains, que cet « effet consécutif » se manifeste dans la rétine, alors que Crick et Koch le situent dans les coalitions de neurones du cortex. Autrement dit, l'impression de continuité résulte du chevauchement continuel de moments perceptuels successifs : il se pourrait que les formes de vision cinématique que j'ai décrites _ que les plans soient nettement séparés ou qu'ils soient estompés et se recouvrent en partie _ soient imputables à des anomalies de l'excitabilité des coalitions dues à une hystérésis, soit trop prononcée, soit trop faible.
Une collection de moments
Dans les contextes ordinaires, la vision ne présente aucune solution de continuité révélatrice des processus sous-jacents dont elle dépend. Seule sa décomposition, expérimentalement induite ou corrélée à des troubles neurologiques, fait apparaître ses éléments constitutifs : c'est cette vision décomposée les images clignotantes, persévérantes et temporellement estompées concomitantes de certaines intoxications ou de migraines sévères, au premier chef, qui donne à penser que la conscience est bien composée de moments discrets.
Sur quelque mécanisme qu'elle s'étançonne, la fusion de plans ou d'instantanés visuels discrets est indispensable à la continuité, à la fluidité et à la mobilité de la conscience. Cette sorte de conscience dynamique est sans doute apparue pour la première fois chez les reptiles, il y a deux cent cinquante millions d'années de cela : il est probable que de tels « courants de conscience » n'existent pas chez les amphibiens qui, telles les grenouilles, ne donnent aucun signe d'attention active, ni de sensibilité à la succession visuelle des événements. Le monde visuel ou la conscience visuelle des grenouilles ne ressemblent pas aux nôtres : ces batraciens sont juste capables de recon- naître automatiquement les objets insectoïdes qui pénètrent dans leur champ de vision et de réagir à ces stimuli en dardant leur langue. Leur vision n'est « rien de plus qu'un mécanisme de capture des mouches », dit-on. Si le dynamisme et la fluidité de la conscience sont propices à la continuité et à l'activité de l'examen visuel ou du regard à un niveau inférieur, ils permettent aussi à la perception et à la mémoire, ou au présent et au passé, d'interagir à un niveau supérieur ; et cette conscience « primaire », remarque Edelman, est aussi efficace que hautement adaptative pour ce qui est de la lutte pour la vie.
Nous passons de cette conscience primaire assez simple à la conscience humaine grâce au langage, à la conscience de soi et à l'appréhension explicite du passé et du futur : la continuité thématique et personnelle de la conscience individuelle dépend de ces trois facteurs. Nous aurions pourtant tort d'imaginer qu'il nous est permis d'être des observateurs passifs ou impar- tiaux. Toute perception, toute scène, est le fruit de notre conception, que nous le voulions ou non et que nous le sachions ou pas. Nous sommes les metteurs en scène du film que nous produisons tout en étant aussi le sujet de ce film : chacun de ses plans, de ses moments, nous constitue et nous appartient à la fois _ c'est en eux que nos formes comme dit Proust se tracent, même si nous n'avons pas d'existence, de réalité, autre que celle qu'elles nous confèrent.
Mais alors, comment nos clichés, nos moments fugitifs, se conjuguent-ils ? Si tout est éphémère, comment parvenons-nous à de la continuité ? Selon James, nos pensées fugaces n'errent pas sans but comme le bétail sauvage il avait été cow-boy dans les années 1880 ! : elles appartiennent toutes à quelqu'un _ à nous-mêmes, en l'occurrence _ et portent la marque de cette propriété, la moindre de nos idées étant propriétaire dès sa naissance de celles qui l'ont précédée et « mourant possédée, en transmettant tout ce qu'elle a réalisé en propre à son dernier propriétaire ».
Ce n'est donc pas seulement de moments perceptuels, de simples moments physiologiques bien qu'ils sous-tendent tout le reste, mais de moments essentiellement personnels que notre être même semble constitué : en fin de compte, tout cela renvoie à l'image proustienne quelque peu photographique voire humienne de l'être humain comme consistant en une « collection de moments », quand bien même ces moments s'écoulent l'un dans l'autre tel le fleuve de Borges. O. S.
Illustrations : Hélène Perdereau
Par Oliver Sacks
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NEURONE |
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neurone
Cet article fait partie du dossier consacré au système nerveux.
Cellule de base du tissu nerveux, capable de recevoir, d'analyser et de produire des informations. (La partie principale, ou corps cellulaire du neurone, est munie de prolongements, les dendrites et l'axone.)
Neurone
Le neurone, ou cellule nerveuse, est l'unité fonctionnelle du système nerveux. Sa configuration cellulaire spécifique le rend capable de générer, de transmettre et/ou de recevoir des informations sous forme de signaux électriques (influx nerveux).
Le système nerveux est très complexe : ses quelque cent milliards de cellules (1011, à un facteur de 10 près) peuvent être classées en plus de 1 000 catégories, chacune comprenant plusieurs sous-classes selon des critères incluant leur taille, leurs arborisations, les contacts afférents ou efférents. Cette apparente complexité masque en fait une grande similitude fonctionnelle, la particularité de chaque cellule reposant principalement sur sa position dans un circuit donné.
On peut dès lors essayer de mieux comprendre le système nerveux à partir de propriétés simples des cellules qui le composent : les mécanismes qui donnent naissance aux potentiels d'action neuronaux, les modes de transmission synaptique, les interactions fondamentales entre neurones et cellules gliales.
En effet, les neurones sont entourés d'autres cellules : les cellules gliales (du grec gloios, « glu ») – elles ont longtemps été considérées comme de simples éléments de remplissage entre les neurones. On compte environ dix fois plus de cellules gliales que de neurones, et il est clair aujourd'hui que leurs fonctions, essentielles à l'activité neuronale, sont multiples.
Les compartiments du neurone
Corps cellulaire du neuroneCorps cellulaire du neurone
Le neurone est constitué de quatre grandes régions : le corps cellulaire, ou soma, les dendrites, les axones et les terminaisons présynaptiques. Chacune de ces différentes régions joue un rôle bien défini dans l'initiation et le transport de l'information.
Le soma, qui contient le noyau du neurone, en est le centre métabolique, car il comprend aussi toute la machinerie de synthèse de ses différents constituants. Du corps cellulaire partent deux sortes de prolongements, les dendrites et l'axone.
Les dendrites, qui se ramifient au point de former un arbre touffu autour du corps cellulaire (arbre dendritique), sont les voies par lesquelles l'information arrive. Elles sont le siège d'une activité métabolique intense et d'une synthèse protéique active : la microscopie électronique permet d'y distinguer des mitochondries en abondance, ainsi qu'un réticulum endoplasmique rugueux, porteur de nombreux ribosomes.
Axone
L'axone, prolongement au diamètre constant (de 0,2 à 20 μm), peut atteindre 1 m de longueur. Il est la voie privilégiée de sortie de l'information, et, contrairement aux dendrites, l'activité métabolique y est peu importante. L'axone transporte en revanche les macromolécules stockées dans des vésicules, ou organelles, au sein du corps cellulaire. Dans certains cas, ce transport permet une maturation de la molécule, importante pour sa fonction.
Près de sa terminaison, l'axone se divise en fines ramifications, les terminaisons présynaptiques. Ces dernières sont le site de stockage des neurotransmetteurs, qui vont permettre le transfert de l'information aux dendrites du neurone postsynaptique.
L’influx nerveux
Neurones et transmission synaptique des influx nerveuxNeurones et transmission synaptique des influx nerveux
L'une des propriétés essentielles du neurone est sa capacité à produire, puis à acheminer loin du corps cellulaire, une information sous la forme d'un groupe d'impulsions électriques, les potentiels d'action.
Décrite dès 1849 par le biologiste allemand Emil Du Bois-Reymond (1818-1896), cette aptitude résulte des propriétés de la membrane cellulaire du neurone et des protéines qu'elle contient. Les protéines membranaires des cellules de l'organisme peuvent être regroupées en cinq grandes familles : les pompes, les canaux, les récepteurs, les enzymes et les protéines de structure.
Les échanges d'ions entre le neurone et son milieu
Les pompes utilisent l'énergie produite à partir de la dégradation des sucres pour déplacer activement des ions et d'autres molécules contre leur gradient de concentration (un gradient est créé de fait par les différences de concentration d'une substance de part et d'autre d'une membrane ; celle-ci peut être traversée passivement – sans nécessiter de pompes – par les ions, du milieu le plus concentré vers le moins concentré, c'est-à-dire dans le sens du gradient). La composition ionique du milieu intracellulaire est différente de celle du milieu extracellulaire, et ce pour toutes les cellules de l'organisme. À l'intérieur d'un neurone, il y a dix fois plus de potassium et dix fois moins de sodium qu'à l'extérieur.
La pompe Na-K-ATPase échange trois ions sodium de l'intérieur contre deux ions potassium de l'extérieur. Ces échanges ioniques induisent une différence de potentiel au niveau de la membrane ; celle-ci a un potentiel d'environ 60 mV.
Le potentiel transmembranaire
Comme le milieu intérieur, concentré en protéines chargées négativement, est négatif, et que le milieu extracellulaire, choisi comme référence, est à zéro, le potentiel de repos d'un neurone se situe à − 60 mV. Cette valeur est prise comme base à partir de laquelle les variations traduisent l'apparition d'une information.
Toute augmentation (en valeur absolue) du potentiel transmembranaire (de − 60 à − 70 mV, par exemple) est une hyperpolarisation ; inversement, une diminution de potentiel (de − 60 à − 50 mV, par exemple) est une dépolarisation.
L'hyperpolarisation éloigne du seuil d'apparition d'un potentiel d'action, tandis que la dépolarisation est l'étape initiale pouvant donner naissance, si elle est suffisamment intense, à la « décharge » du neurone : le potentiel d'action. Lorsqu'un signal atteint le neurone, il en résulte une hyper- ou une dépolarisation.
Dans le premier cas, on parle de signal inhibiteur, tandis qu'il est excitateur dans le second. Le stimulus peut être de toute nature : lumière, bruit, odeur, étirement musculaire, molécule chimique libérée par un autre neurone, etc. Il en résulte une perturbation du potentiel de repos de faible amplitude (moins de 10 mV), locale et graduée : locale, car la résistance passive de la membrane limite la diffusion de la perturbation ; graduée, car le changement de potentiel est proportionnel à l'intensité de la stimulation ; on parle de potentiel de récepteur et/ou de potentiel synaptique.
L'ensemble des potentiels qui atteignent un même neurone est intégré au niveau d'une zone spécialisée de la membrane, appelée trigger zone, ou zone gâchette. C'est là que la sommation des hyper- et/ou des dépolarisations élémentaires se transforme ou non en un potentiel d'action.
La naissance du potentiel d'action
Le potentiel d'action est une dépolarisation ample (jusqu'à 110 mV), brève (1/1 000 s), générée selon la loi du « tout ou rien », et propagée activement le long du neurone et de l'axone sans diminution d'amplitude.
Dans le courant des années 1950, Alan L. Hodgkin, Andrew F. Huxley et Bernard Katz démontrèrent, sur l'axone géant de calmar, que la propagation de l'influx nerveux coïncidait avec un brusque changement de la perméabilité membranaire aux ions sodium (Na+) et potassium (K+). Au repos, la membrane est principalement perméable au potassium (on parle de conductance potassique), qui passe par des canaux dits « de fuite ». Hodgkin et Katz avancèrent l'hypothèse que l'influx nerveux modifie la conductance, car il entraîne l'ouverture brutale des canaux sodiques sensibles au potentiel de la membrane. Ces derniers s'ouvrent dès que la différence de voltage atteint un seuil de − 55 mV, et laissent entrer massivement le sodium dans le sens de son gradient ; cette entrée est à l'origine du potentiel d'action, le flux de sodium ouvre davantage de canaux Na+, facilitant ainsi le passage d'autres ions sodium.
La dépolarisation s'amplifie alors jusqu'à activer les canaux K+, sensibles à des valeurs de potentiel proches de 0 mV : le flux sortant de potassium compense le flux entrant de sodium. Le potentiel membranaire reprend sa valeur initiale. Les pompes Na-K-ATPase rétablissent les gradients initiaux au cours d'une phase dite « réfractaire », durant laquelle aucun potentiel d'action ne peut être produit.
La propagation de l'influx nerveux
À partir de la trigger zone, le potentiel d'action avance vers l'extrémité de l'axone à grande vitesse. Toutefois, en raison des pertes dues aux résistances de membrane, ce potentiel doit être régénéré de façon active tout au long de son parcours. Au cours de l'évolution, deux stratégies ont été mises en place par les organismes vivants pour augmenter la vitesse de conduction de l'information le long de l'axone.
Chez certaines espèces, l'augmentation du diamètre de la fibre a été poussée à l'extrême : il atteint 1 mm chez le calmar géant, et peut être vu à l'œil nu – ce caractère évolutif, à l'origine d'un encombrement spatial important, n'est pas compatible avec le nombre de neurones observés dans le cerveau des vertébrés supérieurs.
Chez les mammifères, la vitesse de propagation de l'influx nerveux est augmentée par la présence d'une gaine de myéline autour de l'axone ; cette enveloppe protéique et lipidique, qui s'enroule sur une dizaine de couches, est synthétisée par les cellules gliales spécialisées du système nerveux central, les oligodendrocytes, et par celles du système nerveux périphérique, les cellules de Schwann. La diminution de la résistance passive de la membrane est telle que le potentiel d'action est transporté cent fois plus rapidement : il avance alors de façon saltatoire, en bondissant le long de l'axone, d'un nœud de Ranvier (zone non myélinisée à la jonction entre deux cellules myélinisantes) à l'autre.
Le transfert de l’information d’une cellule à l’autre
Transmission de l'influx nerveuxTransmission de l'influx nerveux
Le transfert de l’influx nerveux d’un neurone à l’autre, ou, en fin de circuit, d’un neurone à une cellule effectrice (cellule musculaire par exemple), se fait au niveau d’une zone de jonction appelé synapse. Il existe deux types de synapses : les synapses chimiques et les synapses électriques. Les premières, majoritaires, font appel à des molécules messagers appelées neuromédiateurs.
→ synapse
Les cellules gliales, partenaires du neurone
Les oligodendrocytes et les cellules de Schwann, nécessaires à la transmission rapide du potentiel d'action, forment une gaine isolante, la myéline ; sa destruction par la maladie (sclérose en plaques) induit une grave perturbation de l'activité neuronale, qui peut conduire à la disparition du neurone.
Les cellules de la microglie, qui assurent la défense immunitaire du système nerveux, sont des cibles privilégiées pour les virus, comme celui responsable du sida. De plus, elles ont un rôle important lors du développement embryonnaire, en éliminant les cellules et les terminaisons surnuméraires, et lors des phénomènes de sénescence.
Les cellules endothéliales, qui bordent les vaisseaux cérébraux, sont responsables de la barrière hémato-encéphalique ; celle-ci isole le système nerveux de la circulation sanguine générale, le protégeant ainsi de l'arrivée de nombreux toxiques et agents infectieux.
Les astrocytes représentent la principale population gliale, et leurs rôles apparaissent aujourd'hui multiples. Lors du développement, ils participent au guidage et au positionnement des neurones. Ils possèdent une capacité de captation rapide du potassium extracellulaire, permettant une rapide repolarisation neuronale et la régénération du potentiel d'action. Ils approvisionnent en substrats énergétiques le neurone, isolé de la circulation sanguine. De plus, ils expriment de nombreux récepteurs pour les neurotransmetteurs libérés par les neurones, les rendant ainsi aptes à prendre une place – qui reste à mieux comprendre – dans les processus de transmission de l'information au sein du système nerveux.
Neurone et intelligence artificielle
Imiter le système nerveux au moyen d'une machine n'est pas une idée nouvelle, mais ce projet connaît aujourd'hui un fort développement grâce à l'informatique, l'ordinateur permettant de tester, de simuler les hypothèses émises par les chercheurs. Et c'est à l'échelle de la cellule nerveuse, ou neurone, que les chercheurs en neuro-mimétisme ont décidé de se placer pour réaliser la copie de la structure du système nerveux. L'ordinateur sert en particulier à faire fonctionner les modèles construits par les mathématiciens à partir des observations et des réflexions fournies par les physiologistes. Ce modèle mathématique du neurone, que l'on appelle le « neurone formel », est dupliqué pour constituer un réseau.
Pour en savoir plus, voir l'article neurone formel.
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ORIGINE DES NEURONES |
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Les origines des neurones chez l'adulte
neurones à volonté - par Alfonso Represa et Yvan Arsenijevic dans mensuel n°329 daté mars 2000 à la page 35 (1926 mots) | Gratuit
La découverte chez l'adulte, en 1992, de cellules souches capables de donner naissance à des neurones dans le cerveau adulte a suscité d'immenses espoirs. Leur utilisation pour soigner le cerveau reste encore tributaire de notre compréhension de leur biologie intime.
Les intestins, le foie, les os, le sang et de nombreux autres organes se renouvellent sans cesse. Une génération continue permet ainsi de remplacer les cellules défaillantes ou endommagées. On considérait encore récemment que le cerveau faisait exception à ce schéma. Il apparaît que ce n'est pas le cas, du moins pas complètement, puisqu'une neurogenèse a été mise en évidence chez plusieurs mammifères adultes voir l'article de H. Cameron p. 29. Quelle est l'origine de ces nouvelles cellules ? A l'instar de tous les autres tissus et du cerveau en développement, sont-elles produites par des cellules génitrices, dites « souches » ?
On connaissait depuis longtemps la présence de telles cellules dans le tissu nerveux de l'embryon ou du nouveau-né. Elles sont responsables de la genèse de la quasi-totalité des cellules du cerveau, à la seule exception des cellules microgliales. Capables, donc, de générer les quantités prodigieuses plusieurs milliards de cellules nerveuses et gliales*, on pensait que ces cellules souches cérébrales disparaissaient définitivement du cerveau chez l'adulte. En 1992, Brent Reynolds et Sam Weiss à l'université de Calgary Canada ont publié un article qui ébranla profondément cette idée. Ils ont réussi à isoler dans le cerveau de souris adultes des cellules qui, en culture, donnent naissance à d'autres neurones1. Cette découverte des cellules souches du système nerveux central chez l'adulte engendra une série de recherches extrêmement fructueuses.
Les premiers travaux ont visé à démontrer qu'il s'agissait bien de cellules souches. En effet, si le terme peut se décliner pour tous les tissus - on parle de cellules souches sanguines, de cellules souches osseuses, etc., la définition comprend trois points précis, qu'il s'agissait de vérifier. Les cellules souches doivent tout d'abord être multipotentes, c'est-à-dire pouvoir donner naissance aux principaux types cellulaires du système nerveux : les neurones et les cellules de soutien que sont les cellules gliales astrocytes et oligodendrocytes. Cette propriété a été montrée à partir de cellules souches du cerveau isolées in vitro , et par certaines études in vivo . Cependant, les neurones sont tellement différents les uns des autres qu'un consensus fait défaut quant à savoir si les cellules souches peuvent donner naissance à chacun d'entre eux. Les cellules doivent aussi posséder une capacité de renouvellement et d'expansion de leur population. On l'a montré in vitro chez la souris : la multiplication des cellules souches peut ainsi s'effectuer sur une période équivalente ou supérieure à la durée de la vie de l'animal. Enfin, elles doivent être capables de régénérer des tissus en cas de lésion ou de maladie chez l'adulte. C'est cette dernière propriété qui, si elle venait à être confirmée, conférerait aux cellules souches un intérêt thérapeutique considérable.
De nombreuses questions restent ouvertes. Ainsi, comment expliquer que la localisation des cellules souches chez l'adulte ne coïncide pas parfois avec les zones de neurogenèse ? Chez l'embryon des rongeurs, toutes les grandes régions cérébrales étudiées contiennent des cellules souches, mais, dans le cerveau de l'adulte, elles ne sont plus présentes qu'autour des ventricules* y compris l'hippocampe et, dans la moelle épinière, le long du canal épendymaire* photo ci-contre. Très récemment, des cellules génitrices des neurones ont été décelées dans le cortex et le nerf optique, mais leur nature reste mal définie2,3 . Curieusement, les seules régions du cerveau dans lesquelles a été observée une neurogenèse sont autres : il s'agit du bulbe olfactif, du cortex et de l'hippocampe. Dans le premier cas, les nouveaux neurones proviennent de cellules souches qui, originaires de la zone ventriculaire, ont migré jusque-là. Mais dans le second, l'origine des neurones reste à démontrer. Plus curieusement encore, aucun renouvellement neuronal n'a été observé dans la moelle malgré la présence avérée de cellules souches. Dans cette région, les cellules souches semblent être responsables de genèse exclusive des cellules gliales.
La disparition des cellules souches de la quasi-totalité du cerveau est difficile à expliquer. Dans une première hypothèse, les cellules souches sont considérées comme un vestige plus ou moins désuet et inutile, appelé éventuellement à disparaître au cours de la maturation. Dans une seconde hypothèse, les cellules souches disparaîtraient parce qu'une neurogenèse chez l'adulte serait néfaste au fonctionnement cérébral, sauf dans quelques régions voir l'article de Heather Cameron, p. 29. Seul un nombre limité de cellules souches serait nécessaire pour cette tâche.
Le rôle des cellules souches dans le cerveau adulte reste tout aussi énigmatique que leur localisation. En général, elles participent à la reconstruction d'un organe lors d'une lésion. Ainsi, lorsque la peau a subi une blessure, elles donnent naissance aux cellules qui permettront la cicatrisation. Mais dans le cerveau, il n'existe aucun indice que les cellules souches contribuent à la réparation du tissu nerveux. Une lésion cérébrale est ainsi généralement associée à une perte irrécupérable des neurones avec, selon les cas, une perte fonctionnelle. In vivo, les cellules souches ne semblent donc pas capables de générer de nouveaux neurones après une lésion. Elles peuvent pourtant se régénérer elles-mêmes, dans le cas où une partie de leur population est détruite, par exemple lors d'une irradiation expérimentale des animaux. Elles seraient également à l'origine des cellules gliales, qui permettent la reconstitution de la myéline des axones et des astrocytes qui sont générés après une lésion. Mais cette prolifération astrocytaire, qui forme ce qui est appelé la « cicatrice gliale », pourrait aussi, paradoxalement, empêcher dans certaines conditions la repousse des neurones, et donc avoir une action inhibitrice sur la régénération. Prévenir la naissance de ces cellules pourrait faciliter la régénération, une hypothèse à l'étude dans plusieurs laboratoires.
Quels sont les facteurs environnementaux expliquant ces capacités de régénération si différentes in vitro et in vivo ? Le développement du cerveau pendant l'embryogenèse et juste après la naissance sert de modèle d'étude pour comprendre le rôle des gènes, des facteurs diffusibles hormones, facteurs de croissance ou des contacts entre cellules dans la différenciation cellulaire. Les interactions sont complexes, et un même facteur peut ainsi avoir un effet différent selon son contexte. Par exemple, le facteur sonic hedgehog induit dans la moelle épinière la formation des motoneurones les neurones qui innervent les muscles striés ; dans le cerveau, il induit celle de neurones dopaminergiques. Les facteurs qui contrôlent la neurogenèse régulent aussi le développement des cellules souches chez l'adulte et, par exemple, la transformation de précurseurs soit en neurones, soit en oligodendrocytes. Ils induisent également la synthèse de tel ou tel neurotransmetteur.
La manipulation in vitro des cellules souches nerveuses par des facteurs diffusibles permet d'étudier et de contrôler partiellement cette différenciation. La greffe des cellules souches dans différentes régions du cerveau est également l'occasion d'évaluer le rôle de leur environnement photo ci-dessous. Lorsque des cellules souches embryonnaires sont prélevées dans l'hippocampe pour être greffées dans le bulbe olfactif, elles donnent ainsi naissance à des neurones qui ressemblent à ceux que l'on trouve dans ce dernier, et pas dans leur lieu d'origine4.
La recherche des mécanismes de différenciation a suscité une découverte sensationnelle : les cellules souches nerveuses peuvent générer des cellules sanguines ! Utilisant, chez la souris, un protocole proche de celui utilisé pour traiter les leucémies chez l'homme, une équipe italo-canadienne a tout d'abord détruit les cellules souches sanguines par irradiation. Elle a ensuite transplanté des cellules souches nerveuses dans la moelle osseuse. Ces dernières produisirent des cellules sanguines normales5. Dans le même esprit, de récentes études in vivo ont montré que les cellules souches du mésenchyme, qui se trouvent dans la moelle osseuse et génèrent les cellules précurseurs pour les os, le cartilage et le tissu adipeux, peuvent former des cellules musculaires. Ces expériences ouvrent non seulement de nouvelles perspectives thérapeutiques, mais posent la question du potentiel de ces cellules. N'importe quelle cellule souche pourrait-elle donner naissance à n'importe quel type de cellule, et en particulier à des neurones ? Si tel était le cas, il serait facile de générer des neurones en prélevant un bout de peau ou de mésenchyme tissu de soutien des organes par exemple ; elles pourraient combler le manque de tissu foetal nécessaire pour les transplantations et apporter une solution éthique. Or, aujourd'hui, si on devait utiliser les cellules souches pour greffer un patient, il faudrait probablement les prélever dans le cerveau au moment de l'opération, pour les réimplanter immédiatement dans la zone lésée, ce qui est loin d'être évident.
Quoi qu'il en soit, la possibilité de générer des grandes quantités de neurones et de pouvoir différencier les cellules avant de les transplanter confère un potentiel thérapeutique extraordinaire aux cellules souches. A long terme, la transplantation de ces cellules pourrait être utilisée lors de traumatismes ou d'accidents cérébro-vasculaires, ainsi que pour certaines maladies neurodégénératives voir l'article de Philippe Damier p. 38 et la rétine.
Pour l'instant, les études se cantonnent aux modèles animaux, le plus souvent des rats ou des souris. Il semble que, par exemple, des lésions du striatum induites par des substances toxiques, pour mimer la dégénérescence de la maladie de Huntington, ou une hypoxie, pour mimer un accident vasculaire, provoquent un changement de l'environnement cérébral peut être par la production gliale des facteurs trophiques qui favorise la différenciation et l'intégration des cellules souches transplantées.
Une première expérience a tenté, tout récemment, de montrer que les cellules humaines possédaient les propriétés génitrices qu'on leur connaît chez les rongeurs. Une équipe américaine a transplanté des cellules souches foetales humaines dans des cerveaux de souris mutantes, et a montré que les cellules humaines pouvaient compenser des défauts génétiques, notamment compenser l'absence d'une enzyme dans un modèle de la maladie de Tay-Sachs, ou remplacer une population cellulaire déficiente6. Cette étude révèle aussi que de nombreux signaux environnemen- taux qui induisent la différenciation et la survie des neurones pourraient être similaires entre les mammifères. Ces résultats encourageants sont encore très préliminaires : il reste en particulier à prouver que les neurones produits par les cellules souches ont les mêmes caractéristiques que les cellules à remplacer, que leur transplantation à long terme dans des modèles animaux restaure une fonction et, enfin, qu'elle ne produit pas de tumeurs.
Une autre approche à potentiel thérapeutique consiste à stimuler in situ les cellules souches de notre cerveau. Les travaux du groupe canadien de Derek van der Kooy à l'université de Toronto ont montré qu'après infusion d'un facteur de croissance l'EGF dans un ventricule latéral de souris, de nouveaux neurones peuvent être générés7. Les structures les plus réalistes à cibler sont le striatum et l'hippocampe parce qu'elles se trouvent proches de la source des cellules souches. La production de novo de cellules dans ces régions pourrait avoir une implication importante pour les maladies de Parkinson, de Huntington, d'Alzheimer, ou pour l'ischémie de l'hippocampe. La stimulation in vivo pourrait aussi s'appliquer à la repopulation des zones démyélinisées dans la sclérose en plaques. Cependant nous sommes encore bien loin de ces applications. Il faudra d'abord augmenter considérablement le nombre de neurones générés après stimulation in vivo , réguler sélectivement la production des types cellulaires nécessaires, contrôler leur migration vers leur cible et, puis tester leur aptitude à restituer une fonction perdue. Autant de points qui restent très méconnus...
Transplantation ou stimulation in vivo ? Les années à venir diront quelle sera la voie la plus prometteuse pour l'utilisation des cellules souches. Ces perspectives se dessineront aussi par rapport aux autres approches thérapeutiques en développement, comme la thérapie génique. Si la découverte des cellules souches nerveuses chez l'adulte suscite de nombreux espoirs, l'état d'avancement des recherches, qui n'ont après tout débuté que dans la dernière décennie, nous oblige pour l'heure à la prudence.
Par Alfonso Represa et Yvan Arsenijevic
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BIOLOGIE |
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Paris, 15 octobre 2015
A poils et à épines, un nouveau fossile de mammifère unique en son genre
Un poids entre 50 et 70 g, des dents à trois pointes acérées, une colonne vertébrale et des pattes fouisseuses semblables à celles des tatous, une crinière tout le long du dos et des épines similaires à celles du hérisson : voici à quoi devait ressembler, il y a 127 millions d'années, le mammifère nommé Spinolestes xenarthrosus, dont le fossile, parfaitement conservé, a été découvert en Espagne par une équipe internationale. Alors que cet animal possède des caractéristiques classiques de sa famille, comme le pelage, la présence d'épines bien particulières le rend unique en son genre et suggère que l'acquisition de poils épineux ne s'est pas faite progressivement au cours de l'évolution mais indépendamment et de manière distincte dans différentes lignées évolutives. Ces résultats, auxquels a contribué Romain Vullo du laboratoire Géosciences Rennes (CNRS/Université Rennes 1)1, sont publiés le 15 octobre 2015 dans la revue Nature.
Las Hoyas est un gisement du Crétacé inférieur (-127 millions d'années) situé en Espagne près de la ville de Cuenca. Ce dépôt sédimentaire, unique en Europe, contient une grande diversité de fossiles, emprisonnés dans un ancien environnement marécageux, semblable aux Everglades, en Floride. Il est fouillé depuis 1986 et a déjà fourni un grand nombre de fossiles de plantes aquatiques et terrestres, de crustacés, d'insectes, de poissons, mais aussi de crocodiles, de dinosaures et d'oiseaux primitifs. 25 ans plus tard, en 2011, le premier mammifère a enfin été mis au jour, complétant ainsi la structure de cet écosystème.
Ce fossile vient d'être décrit par les paléontologues. Ils en ont conclu qu'il s'agit d'une nouvelle espèce, baptisé Spinolestes xenarthrosus, appartenant à l'ordre des eutriconodontes, une lignée de mammifères disparus à la fin de l'ère Mésozoïque (- 252,2 à - 66,0 millions d'années) et à la famille des gobiconodontes. C'est un petit animal d'environ 50 à 70 g et de 25 centimètres de long, caractérisé par des dents à trois pointes acérées et des vertèbres du même type que celles des xénarthres2. Les proportions de ses pattes sont proches de celles d'animaux fouisseurs, suggérant un style de vie semblable à celui des tatous modernes, se nourrissant d'insectes et de larves. Les marécages de Las Hoyas permettant à la fois un enfouissement et une minéralisation rapide des corps, de nombreux morceaux de peau avec des poils et des épines ont été parfaitement conservés. A partir de ces restes, les chercheurs ont déterminé que Spinolestes possédait une crinière dense de poils longs (3 à 5 mm) de la tête à l'omoplate, des poils longs et fins sur la région dorsale et sur la majeure partie de la queue, de petites épines et quelques écussons dermiques (de petites plaques ovales sans poils, faites de kératine). Le reste de son corps était couvert par un pelage doux et dense.
L'analyse microstructurale de portions de pelage montre qu'il est composé d'un mélange de poils primaires relativement épais, de poils secondaires plus petits, et d'épines sur la région dorsale. Ces dernières possèdent une surface écailleuse et sont composées de poils primaires et secondaires modifiés, c'est-à-dire plus courts, rigides et en forme de bâtonnet, qui ont fusionné ensemble, un processus similaire à ce que l'on observe chez certains mammifères modernes tels que les hérissons ou les porcs-épics. A partir du cas de Spinolestes, les chercheurs estiment donc que les poils et les épines sont différenciés depuis le Crétacé inférieur. De plus, le fait que plusieurs spécimens d'eutriconodontes possèdent bien une fourrure dense mais dépourvue d'épines, fait de Spinolestes une espèce unique en son genre, dont l'évolution s'est faite indépendamment d'espèces à épines comme les hérissons et a abouti à cette surprenante convergence avec les espèces épineuses modernes.
Par ailleurs, le fossile possédant encore des bronchioles pulmonaires et des restes du foie, les chercheurs ont délimité l'emplacement du diaphragme de l'animal, une première preuve fossile que le système respiratoire unique des mammifères était bien fonctionnel dès le Mésozoïque.
Pour les chercheurs, la diversité des fossiles de Las Hoyas représente une clé pour comprendre la révolution évolutive du Crétacé, correspondant à l'émergence de la flore et la faune qui constituent la biodiversité d'aujourd'hui. Ils poursuivent donc leur analyse de Spinolestes xenarthrosus pour mieux comprendre son mode de vie et sa place dans cet écosystème, figé depuis 127 millions d'années.
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