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ORIGINES ET POSITION DE L'HOMME DANS L'ÉVOLUTION : LA CONNEXION CHROMOSOMIQUE

 

 

 

 

 

 

 

ORIGINES ET POSITION DE L'HOMME DANS L'ÉVOLUTION : LA CONNEXION CHROMOSOMIQUE

 


Il est possible de montrer que l'homme partage ses chromosomes, support de l'hérédité, avec l'ensemble des mammifères, et d'utiliser les différences, d'espèce à espèce, pour reconstruire leur phylogénie, c'est-à-dire leurs positions respectives dans l'arbre de l'évolution. L'étude qui sera basée sur des approches de cytogénétique classique et moléculaire, utilisant des sondes spécifiques de chromosomes humains, appliquées à une centaine de primates et une centaine de mammifères appartenant à d'autres ordres comme les carnivores, les rongeurs, les artiodactyles etc. Aujourd'hui, il n'est pas exagéré de dire que l'on connaît, de notre grand ancêtre mammalien, beaucoup mieux les chromosomes que la morphologie. Cette reconstitution d'une centaine de millions d'années d'évolution des chromosomes amène à poser des questions sur les mécanismes de la spéciation, l'origine des ordres de mammifères et celle de l'homme, l'origine de certaines pathologies, séquelles de notre propre évolution et à proposer des règles montrant que l'évolution n'est pas aléatoire.

Transcription de la 5ème conférence de l'Université de tous les savoirs réalisée le 5 janvier 2000 par Bernard Dutrillaux
Origines et position de l'Homme dans l'évolution: la connexion chromosomique
Un même caryotype, c'est-à-dire un même lot de chromosomes, est partagé par 99 % de la population humaine. Les variations, qui touchent donc 1 % de la population peuvent être considérées comme des modifications récentes et sans avenir, puisque liées à des pathologies ou des difficultés de procréation. Des conclusions semblables s'appliquent à un grand nombre d'espèces, et en particulier aux gorilles et aux chimpanzés, qui nous sont proches. Ainsi chaque espèce, ou presque, possède un caryotype qui lui est propre, mais cela ne signifie pas que tous les chromosomes diffèrent d'une espèce à l'autre. Ainsi l'homme partage 12 chromosomes avec le chimpanzé, 10 avec le gorille, 12 avec l'orang-outang, 5 avec le macaque, 2 avec le singe capucin et plus aucun avec les lémurs et les mammifères non primates. Pourtant, lorsqu'on analyse les structures chromosomiques, avec les moyens les plus fins possibles, il est possible de montrer que la quasi-totalité du matériel chromosomique est conservé entre l'homme, le lapin, l'écureuil, le bœuf, le chat etc. Seule varie l'organisation de ces structures. Cela démontre que nous avons tous des ancêtres communs, qui ne sont pas si éloignés de nous à l'échelle de l'évolution. Comparant les structures chromosomiques, soit par des méthodes faisant apparaître des bandes, soit par études de réplication de l'ADN, il est aujourd'hui possible de reconstituer, assez exactement le caryotype de l'ancêtre de tous les mammifères placentaires, dits euthériens. Ainsi, les chromosomes de cet animal, qui a vécu il y a quelques 100 millions d'années sont beaucoup mieux connus que tout autre de ses caractères. Une reconstitution des événements chromosomiques peut être réalisée, permettant l'établissement d'un arbre évolutif. Cette phylogénie chromosomique, progressivement établie à partir des années 70, n'a jamais été démentie, et a souvent permis de réajuster certaines interprétations. Quelles sont donc les informations que l'on peut y puiser ?
Dans un premier temps nous verrons comment les progrès techniques en cytogenétique, l'étude des chromosomes, ont permis à partir d'une information, qui il y a quelques années encore était relativement modeste, d'arriver à obtenir finalement beaucoup de données non pas sur les gènes mais sur leur support.
Après avoir exposé comment on peut observer les structures chromosomiques, nous les utiliserons progressivement pour comparer nos chromosomes à ceux de beaucoup d'autres espèces. Le caryotype représente l'ensemble des chromosomes d'une espèce. Nous reconstituerons les caryotypes ancestraux d'espèces qui nous ont précédé voici - 5 à 10 millions, - 30 millions, - 50 millions d'années et environ - 100 millions d'années d'évolution. Une fois reconstitué ce qu'étaient les chromosomes de nos lointains ancêtres, nous ferons le chemin inverse pour comprendre comment les chromosomes se sont différenciés, et comment situer notre propre espèce parmi les primates. Enfin nous aborderons les conséquences de cette évolution en terme de pathologie.
Commençons par un rappel sur l'ordre des primates. Les primates comprennent les singes, les humains et les pré-singes ou prosimiens. Les prosimiens sont représentés par les lémuriens de Madagascar, plus de 30 espèces, et d'autres prosimiens qui vivent en Afrique et en Asie, soit au total, environ 60 espèces.
Les simiens ou singes proprement dit plus les humains, comprennent deux infra ordres : les singes du nouveau monde ou plathyrrhiniens, environ 60 espèces, et les catharrhiniens, environ 70 espèces. L'ensemble des primates comprend donc près de 200 espèces.
Le travail qui a été réalisé sur les chromosomes a consisté à comparer les caryotypes, donc les chromosomes, d'une centaine de ces espèces de primates, soit près de la moitié des espèces vivantes. Certains groupes ayant les mêmes chromosomes, ils n'ont pas été étudiés systématiquement. Cette étude sur les chromosomes et l'évolution des primates est aujourd'hui encore la plus détaillée qui ait été développée sur la phylogénie de l'Homme et de toutes les espèces qui lui sont plus ou moins proches.
Le génome humain, l'ensemble de nos caractères héréditaires, est porté par l'ADN qui comprend un milliard de nucléotides ou unités du code génétique. Le nombre de nos gènes serait d'environ 100 000. Il y a 46 chromosomes chez l'Homme soit 23 paires. Chaque individu reçoit un chromosome pour chaque paire de son père et de sa mère. Chaque chromosome est constitué d'une seule molécule d'ADN. Un chromosome moyen par conséquent va contenir
3 000 à 4 000 gènes. Les structures qu'on peut faire apparaître sur les chromosomes, les bandes, comprennent en moyenne une centaine de gènes. C'est donc l'évolution du support matériel des gènes et non des gènes eux-mêmes que l'on va suivre.
Commençons par des aspects techniques. Les 100 000 gènes humains sont contenus dans le noyau de chaque cellule. Lorsque les cellules se divisent on voit apparaître des chromosomes au niveau du noyau. Il a fallu attendre jusqu'en 1956 pour parvenir à compter les 46 chromosomes qu'il y a chez l'Homme.
Pour cela il a fallu faire de la culture de cellules. À la fin des années 50, a été mis au point l'étalement sur lame de verre de tous les chromosomes permettant de les analyser, après avoir fait gonfler les cellules par un choc hypotonique.
Les techniques utilisées autour des années 60 consistaient à prendre des photos dont on découpait les chromosomes pour les reclasser grossièrement en fonction de la taille. L'étape d'après a consisté à faire apparaître des bandes sur les chromosomes. Ces bandes permettent d'appairer les chromosomes, car elles sont identiques sur les deux chromosomes de la même paire.
Le perfectionnement de ces méthodes a permis d'observer un ensemble de 1000 structures chromosomiques, très conservées durant l'évolution des mammifères. Nous allons suivre les modifications de position de ces structures soit d'un chromosome à l'autre, soit à l'intérieur d'un même chromosome.
D'autres techniques permettent de mettre en évidence par fluorescence, un gène donné sur un chromosome. Dans ce cas, un petit fragment d'ADN est utilisé comme sonde moléculaire et est hybridé sur le chromosome. Ainsi, lors de la comparaison des chromosomes d'une espèce à l'autre, il sera possible de rechercher si les gènes se trouvent là où on les attend par rapport à la structure chromosomique.
Il est également possible d'utiliser non plus le gène comme sonde moléculaire mais un chromosome. Suite à une hybridation in situ, tout le chromosome sera fluorescent.
Il y a une telle conservation du matériel génétique au cours de l'évolution qu'il est possible d'utiliser la sonde d'un chromosome humain donné et de l'hybrider sur une cellule d'un individu d'une autre espèce et ainsi savoir d'emblée que ce chromosome correspond au chromosome humain testé. Par exemple, le chromosome 3 humain a été utilisé comme sonde pour l'hybrider sur une cellule de macaque. Un seul chromosome est colorié, donc tous les composants du
chromosome 3 humain se trouvent sur un seul chromosome chez le macaque et tous les composants de ce chromosome étaient présents chez nos ancêtres communs avec le macaque il y a 30 millions d'années.
Une autre amélioration permet à la fois d'observer les bandes et de réaliser l'hybridation in situ.
Revenons au marquage en bandes chromosomiques. La comparaison d'un demi caryotype d'Homme et d'un demi caryotype de chimpanzé permet d'observer que des chromosomes sont tout à fait semblables et d'autres sont un peu différents. Ces différences sont dues à des cassures-fusions ou remaniements de chromosomes. Ainsi, une inversion correspond à la cassure d'un chromosome en deux points et à une rotation de l'ensemble qui sera rabouté. Une inversion péricentrique a lieu autour du centromère, qui est un peu comme le moteur du chromosome. Une inversion est dite paracentrique lorsque les cassures sont du même côté du centromère. Une translocation correspond à l'accrochage d'un fragment de chromosome sur un chromosome d'une autre paire. Ces types de remaniements se retrouvent au cour de l'évolution. Le matériel reste globalement présent mais les structures chromosomiques vont s'échanger, ou se remanier à l'intérieur d'un même chromosome.
Il existe ainsi une douzaine de remaniements qui vont séparer les chromosomes de l'Homme et du Chimpanzé. Des résultats équivalents sont obtenus lors de la comparaison du caryotype de l'orang-outan avec celui du chimpanzé, du gorille ou de l'homme. Ainsi en terme de remaniements des chromosomes, nous sommes à peu près équidistants du gorille, du chimpanzé et de l'orang-outan, de même que ces animaux sont à peu près équidistants entre eux.
Ces comparaisons nous amènent à reconstituer un caryotype ancestral selon le principe dit de parcimonie. Si 2, 3 ou 4 espèces ont exactement le même chromosome, on considère que leur ancêtre commun avait le même chromosome. C'est l'hypothèse la plus simple. Par exemple le chromosome 6 est partagé entre l'orang-outan, le gorille, le chimpanzé et l'Homme. Donc, l'ancêtre commun à ces animaux et à nous-même avait déjà ce chromosome. Le dernier ancêtre commun au chimpanzé, au gorille et à l'Homme a vécu il y a - 5 à 10 millions d'années. L'orang-outan s'est séparé avant. Nous pouvons reconstituer, par les bandes et les sondes chromosomiques, le caryotype de l'ancêtre commun au macaque et à l'Homme. Ceci nous ouvre le possibilité de comparer toute la branche des cercopithèques environ 60 espèces africaines et asiatiques, ce que nous avons fait.
Nous avons aussi étudié une trentaine d'espèces de singes du nouveau monde (platyrrhiniens) et reconstitué des points communs pour dresser leur caryotype ancestral commun. Il s'agit du caryotype d'un animal qui a vécu il y a une cinquantaine de millions d'années.
Pour savoir si ces reconstitutions sont exactes, il est très intéressant de comparer le caryotype reconstitué pour un groupe à celui d'un autre groupe. S'il y a des erreurs, les caryotypes doivent être très différents. À l'inverse, si les reconstitutions sont correctes, les caryotypes ancestraux devraient se ressembler. Les chromosomes du demi caryotype hypothétique de l'ancêtre commun aux plathyrrhiniens et du microcebus murinus, un prosimien, se ressemblent, d'où l'idée que des chromosomes identiques étaient présents chez l'ancêtre des simiens et des prosimiens.
Le même type de travail a été fait chez les carnivores et a conduit à un caryotype ancestral commun. La comparaison avec celui des platyrrhiniens a mis en évidence des similitudes et des différences s'expliquant par des inversions et des translocations.
La comparaison des chromosomes d'édentés, de l'ancêtre des carnivores, de l'ancêtre des plathyrrhiniens, de l'ancêtre des prosimiens, et de rongeurs a montré qu'il y a beaucoup de segments chromosomiques communs, mais aussi des différences. Ceci a permis de reconstituer le caryotype d'un ancêtre commun aux mammifères placentaires qui vivait il y a une centaine de millions d'années.
Ces comparaisons de caryotypes et ces caryotypes ancestraux permettent de reconstituer la phylogénie des espèces. La reconstitution de cette évolution chromosomique est basée sur la modification de la position des structures chromosomiques ou bandes. Chaque chromosome est une sorte de chapelet qui a évolué un peu pour son propre compte. En comparant l'évolution de chacun, il s'agit de trouver un schéma unique dans l'évolution.
Le principe peut être expliqué à partir d'un exemple où 5 modifications chromosomiques différencieraient le caryotype de 2 espèces de celui de leur ancêtre commun [figure 1].
Le premier chromosome est le même chez l'espèce A et l'espèce B mais est différent de celui du chromosome de l'ancêtre, qui est supposé connu.
Le chromosome 2 est modifié chez l'espèce A mais pas chez l'espèce B.
Le chromosome 3 est modifié chez l'espèce B mais pas chez l'espèce A.
Le chromosome 4 est modifié mais différemment à la fois chez l'espèce A et chez l'espèce B. Enfin, le chromosome 5 est modifié mais différemment à la fois chez l'espèce A et chez l'espèce B et la modification de B est intermédiaire entre l'ancêtre est celle de A.
Reporté sur un même schéma, nous constatons, que la modification du chromosome 1 est nécessairement sur un tronc commun avec celle du 5a. Celle du 2 est sur la branche de A et celle du 3 est sur celle de B, etc. Ainsi pourra-t-on reconstituer un schéma unique d'évolution.
Les caryotypes des primates comprennent 20 à 72 chromosomes et il y a plusieurs dizaines d'espèces. L'une des difficultés qui est apparue est que l'évolution ne fonctionne pas selon un schéma dichotomique. La dichotomie, la division simple, est une vision de l'esprit. En réalité, ça ne se passe pas comme ça. Une espèce ne naît pas d'un seul coup à partir d'une autre. Le plus souvent un remaniement va être partagé par deux espèces proches mais un autre sera partagé par l'une des deux et une troisième. L'embranchement n'est pas simple et il faut imaginer un tout autre système qui est une évolution en réseau. Qu'en est il lorsqu'on considère l'homme, le chimpanzé, le gorille et l'orang-outan ?
La comparaison des remaniements chromosomiques entre l'homme, le chimpanzé, le gorille et l'orang-outan conduit à un schéma par chromosome qui est pratiquement toujours différent de celui du chromosome précédent. Chaque chromosome a évolué pour son propre compte, comme les gènes [figure 2]. Il s'agit d'intégrer tous ces schémas dans un seul [figure 3].

La puissance de la cytogénétique réside dans le fait qu'elle considère l'ensemble du génome, l'ensemble des chromosomes, et qu'elle doit fournir des schémas cohérents avec toutes les observations. C'est une difficulté dans l'analyse mais un très gros avantage pour la qualité du résultat final. Il n'empêche que cette évolution n'est pas aussi simple qu'on l'aurait aimé. La comparaison de l'Homme, des deux espèces de chimpanzé, du gorille et de l'orang-outan, montre que trois remaniements sont communs au chimpanzé et à l'homme et qu'ainsi le chimpanzé est l'espèce la plus proche de l'homme. Néanmoins, trois autres remaniements sont partagés par le gorille et le chimpanzé. Pour conserver l'idée d'une évolution dichotomique, il faudrait imaginer qu'il y a eu convergence et que par hasard, dans cette partie de l'arbre de l'évolution, trois mêmes remaniements sont survenus dans deux branches différetes [figure
3.a]. Il est certain que cette interprétation n'est pas satisfaisante. L'autre interprétation [figure 3.b] est exactement la réciproque et elle n'est pas non plus très satisfaisante.
Ce qui est effectivement satisfaisant c'est d'arriver à un schéma où chaque remaniement n'est survenu qu'une fois [figure 3.c] avec des branches propres à chaque espèce. L'évolution a lieu dans une population, et ce n'est que progressivement à l'intérieur de cette population que sont localisées telles et telles anomalies chromosomiques. Une mutation apparaît dans une population et elle va se répandre comme l'onde d'une goutte qui tombe dans l'eau. Une autre mutation apparaît ailleurs dans la population et se répand de la même façon. Dans la population vont se créer des sortes d'hybrides avec deux mutations ou deux remaniements. Ainsi l'évolution ne marche pas d'un seul coup. Il n'y a rien de merveilleux qui permette qu'une espèce se forme à partir d'une autre en une génération.
Dans le schéma général [figure4], les cercopithèques représentent un exemple d'évolution en réseau. Pour qu'un phénomène de spéciation de ce type puisse se produire, il doit y avoir des hybrides, puisque des formes chromosomiques sont distribuées dans différentes branches de l'évolution. Cette théorie se vérifie sur le terrain puisque certains cercopithèques arboricoles vivent en groupes plurispécifiques. Dans la journée, des observateurs ont décrit des groupes formés de trois espèces différentes. La morphologie du mâle dominant était celle d'un hybride. Ces espèces se nourrissent en groupe et vivent ensemble toute la journée, mais le soir les animaux de chaque espèce vont dans un seul même arbre. Chaque matin le mâle dominant rameute tout le monde.
Notre ancêtre euthérien possédait environ 60 chromosomes, l'approximation portant sur quelques micro-chromosomes dont l'identification reste incertaine. Ces chromosomes ont été transmis tels quels aux ordres naissants de mammifères. De la sorte, il est impossible de proposer une filiation entre les ordres, aucune modification commune à deux ou plusieurs ordres n'étant repérée pour l'instant. Ces constatations mènent aux conclusions suivantes :
(1) à l'origine se trouvait une population de mammifères aux multiples potentialités évolutives, un peu comme la cellule à l'origine d'un individu est totipotente et susceptible de donner une descendance de plus en plus spécialisée pour former les tissus et organes qui le constituent ;
(2) à partir de cette population s'est créé un buissonnement, chaque tronc naissant étant rattaché à la base ;
(3) chaque émergence, à l'origine des futurs ordres de mammifères, s'est faite sans grand bouleversement des chromosomes. Cette dernière conclusion n'étaye pas certaines hypothèses imaginant une origine cataclysmique des mammifères soumis à des conditions extrêmes de climat et de radioactivité.
A ce stade, nous sommes donc à plus ou moins 100 millions d'années de l'hominisation, et le tronc évolutif qui nous rattache à nos racines paraît aussi banal que ceux rattachant les autres ordres de mammifères. Ce tronc est commun à tous les primates, et peu de modifications chromosomiques surviendront avant un premier clivage d'où naîtront deux groupes :
(1) les prosimiens [à droite sur la figure 4], surtout représentés par les lémurs de Madagascar et d'autres taxons africains et malaisiens. Ceux-ci se séparent de nous définitivement ;
(2) les simiens [à gauche sur la figure 4], ou singes proprement dits.
A nouveau, un tronc commun se forme pour tous les simiens. Peu de remaniements chromosomiques y surviennent, avant une seconde bifurcation majeure, séparant les futurs singes de l'ancien monde ou catarhiniens (CAT), auxquels nous sommes rattachés de ceux qui deviendront les singes du nouveau monde au platyrrhiniens (PLA). A nouveau, ces derniers se séparent irrémédiablement de nous. Prend alors naissance, vers -50 millions d'années un tronc commun à tous les catarhiniens, dans lequel s'accumulent de nombreuses modifications chromosomiques. Ceci suggère qu'une longue période s'est écoulée, durant laquelle beaucoup d'espèces se seraient formées et n'auraient donné comme descendance à long terme que nos propres lointains ancêtres. On s'attendrait à ce que de nombreux fossiles jalonnent cette longue période, mais ce n'est pas le cas. Une autre interprétation est donc possible, comme la survenue d'une période de forte instabilité, durant laquelle de multiples modifications chromosomiques se seraient produites sans association directe avec un phénomène de spéciation. Survient enfin un fait notable, vers -30 millions d'années : la séparation entre les ancêtres des cercopithécoïdes et des hominoïdes, mais à nouveau, il faudra que plusieurs remaniements chromosomiques s'installent pour parvenir à l'étape des derniers ancêtres des uns et des autres. Plus de soixante espèces se formeront chez les cercopithécoïdes, une dizaine chez les hominoïdes. Chez ces derniers, les gibbons se sépareront d'abord, puis l'orang-outang. Un dernier tronc commun mènera aux ancêtres que nous partageons avec les chimpanzés (il en existe 2 espèces) et le gorille. Ainsi, nous sommes, au plan évolutif, beaucoup plus proches des chimpanzés et du gorille que ces derniers ne sont proches de l'orang-outang. Nos ancêtres étaient donc des Pongidae, et ont subi les mêmes contraintes que ceux des grands singes actuels, du moins jusqu'à une date très récente. Pourtant, l'homme prolifère tandis que les grands singes disparaissent. Certes, l'homme a une responsabilité dans cette disparition, et c'est très regrettable, mais cette disparition ne peut lui être totalement imputée. Les aires de distribution de ces animaux ont toujours été limitées, et leur densité probablement toujours faible.
Ces animaux ont une faible capacité de reproduction. La raison en est leur grande taille, associée à leur longue période d'immaturité. Comme nous, un Pongidae n'est pubère que vers l'âge de 13 ans et n'a qu'un petit à la fois. Les femelles allaitent pendant 3 ans, ce qui entraîne une stérilité, de sorte que l'espace entre deux grossesses est de cinq ans en moyenne. Dans la nature, l'espérance de vie n'étant guère plus que 25 ans, cela ne laisse le temps que pour trois grossesses par femelle. Nos ancêtres Pongidae ont donc probablement vécu en populations réduites, ce qui expliquerait la difficulté de trouver des fossiles jalonnant l'histoire de nos lointains ancêtres. L'explosion démographique humaine, très récente à l'échelle de l'évolution, s'explique par notre organisation sociale, mais nous payons encore quelques tribus à notre évolution chromosomique. Le plus sérieux est la trisomie 21, ou mongolisme, mais pas comme cela a été avancé naguère, parce qu'elle marque un retour vers l'état simien. Cette affection est due à la mauvaise transmission du 21, qui est le plus petit de nos chromosomes. Il s'est formé voici 30 à 50 millions d'années, et s'est réassocié à d'autres chromosomes chez tous les Cercopithecoïdes et tous les gibbons sauf un, mais ni chez les Pongidae ni chez l'homme. Cette réassociation, ou translocation, formant un grand chromosome dont la trisomie est incompatible avec la vie, a débarrassé ceux qui la portent de la trisomie 21 [figure 5].
Cette translocation, avant qu'elle ne passe en 2 copies (état homozygote), comme pour tous les chromosomes, doit nécessairement exister en une seule copie (état hétérozygote). Ceci entraîne une période à haut risque d'aberrations chromosomiques [figure 6], comme on l'observe aujourd'hui, chez les femmes porteuses d'une telle translocation. Cet état hétérozygote, qui réduit considérablement la descendance, est éliminé et ne permet pas le passage à l'état homozygote si la fertilité est réduite. Ainsi, l'accroissement de taille, associé à une puberté tardive et à l'espacement des grossesses, est responsable d'une fertilité réduite et probablement du maintien du chromosome 21, et de sa trisomie. Celle-ci, qui ne touche qu'un descendant sur
700, ne constitue pas un facteur sélectif à l'échelle de l'évolution. Par contre, elle constitue une affection redoutée, que notre société n'a pas encore appris à gérer. La trisomie 21 n'est qu'un exemple parmi d'autres affections dont les racines se trouvent dans l'origine de nos chromosomes.

 

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Controverse : existe-t-il une pensée sans langage ?

 

 

 

 

 

 

 

Controverse : existe-t-il une pensée sans langage ?
Dominique Laplane dans mensuel 325
daté novembre 1999 -  Réservé aux abonnés du site


Victime d'un accident qui a détruit les zones cérébrales du langage, un informaticien conserve un QI de 120 ; perdant l'usage de ses mots, un médecin malade parvient pourtant à établir un autodiagnostic. Les aphasiques pourraient-ils penser sans l'aide d'un langage ? En serait-il de même des nouveau-nés, des singes, et... des réseaux de neurones ? Faudrait-il revoir ses cours de philosophie ?
Peut-onpenser sans langage ? Cette très ancienne question vient d'être propulsée dans l'actualité par un article de Stanislas Dehaene et ses collègues d'Orsay, sur les sources de la pensée mathématique1, dans lequel le caractère proprement linguistique du calcul exact s'oppose au caractère non verbal de l'évaluation y compris de résultats déjà complexes comme les logarithmes et les racines cubiques !. L'article précise également, par imagerie fonctionnelle, les régions cérébrales tout à fait distinctes concernées par les deux méthodes de calcul : pour l'essentiel, le calcul exact active la région frontale inférieure strictement du côté gauche, tandis que l'approximation active des zones pariétales des deux hémisphères, c'est-à-dire des zones distinctes de celles classiquement associées au langage.

Ce travail remet en mémoire l'affirmation du mathématicien français Hadamard2 : « Le mathématicien n'accorde pas une confiance aveugle aux résultats des règles qu'il utilise ; il sait que les fautes de calcul sont possibles et même fréquentes. Si le but d'un calcul est la vérification d'un résultat qu'avait prévu le conscient ou le subconscient et si cette vérification échoue, il n'est aucunement exclu que le premier calcul soit faux et l'inspiration juste. » Il ajoute : « Lorsqu'une erreur a été faite, la perspicacité... m'avertit que mes calculs n'ont pas l'apparence qu'ils devraient avoir. » Hadamard avait recueilli des propos similaires de ses pairs de l'époque, Einstein y compris.

Peut-on aller jusqu'à suggérer qu'il en soit de même pour la philosophie ? Il faut en tout cas l'accepter si on admet avec Nietzsche dans Par-delà le bien et le mal que les philosophes « font tous semblant d'être parvenus à leur opinion par le développement naturel d'une dialectique froide, pure et divinement insouciante... tandis qu'ils défendent au fond une thèse anticipée, une idée subite, une "inspiration" et, le plus souvent un désir intime qu'ils présentent d'une façon abstraite, qu'ils passent au crible en l'étayant de motifs laborieusement cherchés » c'est moi qui souligne. En d'autres termes, Nietzsche suggère que le philosophe a déjà en tête le point où il veut aboutir et le raisonnement n'est là qu'en appui. C'est d'ailleurs l'évidence. Il va de soi que les mots interfèrent à tous les stades, mais les termes de Nietzsche : idée subite, inspiration et désir intime évoquent irrésistiblement le caractère non verbal de ce point de départ, en exact contrepoint du terme « développement », qui suggère un déroulement diachroni-que comme celui du langage, alors que la froideur est utilisée en raison de sa connotation logique, là encore discursive.

Parvenu à ce point, on est amené à se demander ce qu'il faut entendre par pensée. Il est difficile de régler cette question controversée en quelques lignes, mais on peut s'accorder, je suppose, sur quelques points. Tout d'abord, une pensée complète comporte le langage ; ensuite, limiter la pensée sans langage à l'inconscient serait tomber dans la banalité, tellement innombrables sont les travaux sur l'inconscient freudien, bien sûr, mais aussi sur l'inconscient cognitif ; enfin, la question n'a d'intérêt que si l'on veut parler de pensée consciente non verbale. Elle peut paraître provocante parce que nous savons d'expérience que, dès que nous nous mettons à penser, c'est-à-dire à réfléchir, les mots affluent.

La pratique de la neuropsychologie permet cependant de mettre en question le dogme de l'absence de pensée sans langage. En France, François Lhermitte a beaucoup contribué à faire admettre son existence3. A l'étranger, on peut citer les noms de quelques neuropsycho- logues, dont parmi les plus célèbres, F. Newcombe et L. Weiskrantz. La formule la plus carrée est due à Steven Pinker, directeur du département des sciences cognitives du MIT : « L 'idée selon laquelle le langage serait la même chose que la pensée est un exemple de ce que l'on pourrait appeler une "absurdité de convention" . » Sur quels éléments se fonde cette quasi-unanimité ? Sur l'efficacité que peut atteindre la pensée d'êtres privés ou dépourvus de langage, et aussi sur l'évidence que la pensée sans langage gouverne le langage. Cette hiérarchie fonctionnelle n'est pas une hiérarchie de valeurs, et peu nombreux sont ceux qui prétendent que le langage ne sert à rien pour la pensée. En tout cas, je n'en fais pas partie.

Aphasies. Le point de départ naturel pour un neurologue est l'étude des aphasiques. Les patients qui souffrent de lésions de la zone du langage qui occupe une grande part de l'hémisphère gauche perdent la compréhension et l'usage des symboles parlés ou écrits par lesquels les hommes communiquent entre eux, malgré l'intégrité des organes d'émission et de réception l'ouïe, la vue qui concourent à cette fonction. L'association des troubles des deux versants émission et compréhension fait donc partie de la définition. En revanche, on distingue dans l'aphasie diverses formes selon la prédominance des troubles de l'un ou de l'autre versant, et selon leur nature exacte. Depuis Charcot, la définition classique précisait même « malgré l'intégrité de l'intelligence ». Cette question a été beaucoup débattue au début de ce siècle voir encadré ci-dessous. Il fallait le temps à la jeune neurologie de faire le tri, parmi les troubles observés chez des aphasiques, entre ceux relevant vraiment de l'atteinte du langage et ceux que la pathologie peut leur associer pour des raisons diverses. Mais il suffit de quelques observations d'aphasies sévères avec conservation de l'intelligence pour démontrer que l'intégrité de la parole n'est pas indispensable à l'exercice de comportements intelligents. L'observation de tels cas est loin d'être exceptionnelle, sans être banale. J'ai suivi moi-même, avec le professeur Bruno Dubois, un informaticien de haut niveau, atteint d'une aphasie sévère et dont le QI aux tests non verbaux était de 120 !

L'objection qui vient évidemment en tête est qu'il paraît bien difficile de savoir si les aphasiques ne conservent pas un langage intérieur. Ceux d'entre eux qui ont suffisamment récupéré pour pouvoir le dire sont unanimes : ils n'avaient pas plus de mots à l'intérieur qu'ils n'en avaient à l'extérieur4.

Auto-observations. Les auto-observations d'aphasiques sont maintenant nombreuses et concordantes. En la matière, le témoignage le plus important est aussi le plus ancien, celui du docteur Lordat, professeur à la faculté de médecine de Montpellier. Ses premières publications sur l'aphasie, qu'il appelait alalie, sont datées de 1820 et 1823. C'est dire qu'il fut un véritable pionnier en la matière. Par un hasard en un sens heureux, il fut atteint d'aphasie en 1825 mais son trouble régressa suffisamment pour lui permettre de reprendre ultérieurement son enseignement, et il publia ses Mémoires en 1843 sous la forme d'un de ses cours5. C'est en clinicien averti que Lordat assista donc à son propre malheur. Il écrit : « Je n'éprouvais aucune gêne dans l'exercice de ma pensée. Accoutumé depuis tant d'années aux travaux de l'enseignement, je me félicitais de pouvoir arranger dans ma tête les propositions principales d'une leçon, et de ne pas trouver de difficulté dans les changements qu'il me plaisait d'introduire dans l'ordre des idées. Le souvenir des faits, des principes, des dogmes, des idées abstraites, était comme dans l'état de santé... En réfléchissant sur la formule chrétienne qu'on nomme la Doxologie, Gloire au Père, au Fils, au Saint Esprit etc., je sentais que j'en connaissais toutes les idées quoique ma mémoire ne m'en suggérât pas un mot. » On peut être très surpris par ces affirmations, mais il faut admettre que l'expérience de Lordat lui a fait faire des progrès si considérables dans la compréhension de l'aphasie qu'il est le premier à l'avoir décrite correctement. Il en tire une incontestable autorité. Ses déclarations ont été confirmées par bien d'autres aphasiques plus ou moins guéris, et notamment par un philosophe contemporain, E. Alexander6, qui dit de lui-même qu'il « est après l'attaque, la même personne, avec les mêmes idéologies et les mêmes croyances ».

Mais peut-on se fier entièrement à ces dires subjectifs ? Les victimes ne se trompent-elles pas sur leurs possibilités réelles ? C'est bien ce que se demandait le célèbre clinicien de l'Hôtel-Dieu, Armand Trousseau, contemporain de Lordat : « Que l'illustre professeur de Montpellier me permette de lui dire : ne se fait-il pas illusion ? » Les scientifiques ont appris à se méfier des données subjectives.

Cependant, les propos des aphasiques ayant récupéré suffisamment sont extrêmement concordants. Les témoignages proviennent de gens intelligents, souvent compétents dans des domaines qui touchent au sujet, pour beaucoup des médecins, mais aussi d'un philosophe, et j'ai même ajouté récemment à ma collection un linguiste qui m'a lu et m'a écrit pour m'approuver ! La présence au milieu d'eux de sujets naïfs met aussi à l'abri des préjugés théoriques.

Il faut admettre également qu'il n'existe pas de psychologie humaine sans le concours de l'autoanalyse. L'exemple des états dépressifs est à cet égard convaincant : le diagnostic repose sur l'introspection de ceux qui en sont atteints, même si l'on masque cette subjectivité derrière des batteries de tests standardisés. Et personne ne s'en offusque. Il faut donc accueillir les informations subjectives avec prudence mais aussi avec ouverture. Celles-ci prennent toute leur valeur lorsqu'elles sont confirmées par des données objectives. Or, l'imagerie fonctionnelle du cerveau nous a permis de « voir » que les zones cérébrales mises en oeuvre par des exercices verbaux purement intérieurs sont les mêmes que celles qui sont activées par ces exercices extériorisés7,8. Il ne s'agit d'ailleurs là que d'un cas particulier d'une règle générale qui veut que la seule représentation intérieure d'un mouvement active les régions motrices9 et la représentation visuelle active les zones visuelles primaires10. Dans la mesure où on considère que l'imagerie fonctionnelle est réellement un reflet de l'activité cérébrale, elle démontre que les langages intérieur et extériorisé sont traités dans les mêmes régions cérébrales. Il est raisonnable alors d'admettre que la lésion de ces aires entraîne la perte de ces deux aspects du langage comme nos patients nous invitent à le croire.

Hémisphère muet. Mais les cerveaux des aphasiques, pourrait-on objecter, ont été façonnés par le langage. Il faut donc rechercher des expériences sur des « êtres » qui en sont dépourvus. Pour étudier un niveau de pensée élevé, encore faut-il s'adresser à l'homme. Dans le traitement de certaines épilepsies, on peut être amené à sectionner les commissures qui relient entre eux les deux hémisphères. Les patients n'en souffrent pas ou peu car les deux hémisphères puisent aux mêmes sources d'information dans les circonstances ordinaires de la vie. Mais au laboratoire, il est possible de montrer que chaque hémisphère travaille indépendamment l'un de l'autre, et d'interroger séparément chacun d'eux. Ainsi, lorsqu'on demande à un patient de dénommer un objet déposé, hors de sa vue, dans sa main gauche, n'obtient-on pas de réponse ou des réponses fantaisistes, bien que le patient reste capable d'utiliser correctement l'objet. En effet, seul le cerveau droit, presque totalement dépourvu de langage, reçoit des informations. A dire vrai, ses performances concernant l'usage de mots énoncés les uns après les autres ne sont inférieures que de peu à celles de l'hémisphère gauche. Elles sont cependant très faibles si l'on utilise des épreuves plus proches du langage proprement dit11. En d'autres termes, l'hémisphère droit bien que plus performant que le gauche dans quantité de domaines est incapable de syntaxe, incapable d'utiliser les connecteurs logiques, c'est-à-dire un élément crucial de la pensée verbalisée, incapable aussi de générer un langage extériorisé et sans doute un langage intérieur. Quant à son rôle dans la récupération du langage par les aphasiques, il est beaucoup plus modeste qu'on ne le pensait avant l'imagerie cérébrale fonctionnelle, ce qui confirme ses faibles capacités linguistiques12,13.

Il y a maintenant près de trente ans, Roger Sperry14 mena une série de travaux sur ce sujet qui lui valurent le prix Nobel et dont les conclusions ont été entièrement reprises en 1997 par J. Bogen. Les voici : « Tout ce que nous avons observé dans toutes sortes d'expériences pendant des années de tests renforce la conclusion que l'hémisphère muet possède une expérience intérieure largement du même ordre que celle de l'hémisphère parlant, bien qu'elle diffère par la qualité et par la nature des facultés cognitives. Clairement, l'hémisphère droit perçoit, pense, apprend, et se souvient, à un niveau tout à fait humain. Sans le recours du langage, il raisonne, prend des décisions "cognitives", et met en oeuvre des actions volontaires nouvelles. Il peut même engendrer des réponses émotionnelles typiquement humaines lorsqu'il est confronté à des situations chargées d'affect. »

On peut aussi étudier les sourds- muets. Aujourd'hui, ceux qui sont privés de rééducation sont heureusement rares, du fait du dépistage précoce de la surdité et de l'environnement médico-pédagogique. J'ai néanmoins observé deux cas, deux enfants immigrés en France vers l'âge de 10 ans, en provenance l'un de Chine et l'autre du Maghreb, issus de milieux défavorisés et n'ayant de ce fait reçu aucune éducation linguistique15. Dans les deux cas, les tests non verbaux étaient normaux et le suivi de ces enfants a montré des capacités d'adaptation satisfaisantes. Il est difficile d'envisager que ces enfants n'aient pas une pensée consciente non verbale en rapport avec le niveau de leurs performances. Ceci ne fait que confirmer des données classiques, comme le cas de Hellen Keller, popularisé notamment par le cinéma.

Une petite fille née aveugle, sourde et muette apprend après des années de silence à communiquer par le langage des signes. Avant cet apprentissage, la jeune fille était murée mais non débile ! En revanche, l'exemple des enfants-loups ne nous éclaire guère. Aucun des deux cas bien étudiés de la littérature n'a été un succès de la rééducation. Cependant, l'isolement social, la pauvreté des stimulations ou les carences affectives peuvent expliquer une grande partie du retard mental. Dans tous les cas, on ne sait rien ni sur les enfants ni sur les parents au moment de l'abandon. Les premiers n'étaient peut-être ou probablement pas normaux, et les seconds sans doute pas davantage.

L'intelligence des singes. A côté de l'homme, les intelligences animales font évidemment pâle figure mais n'en existent pas moins. David Premack, de l'université de Pennsylvanie, a enseigné aux singes un langage artificiel fondé sur un assortiment de jetons colorés. Il est ainsi parvenu à faire additionner des fractions à des chimpanzés une demi-pomme plus un quart de bouteille, par exemple !. Ces jetons facilitent l'utilisation des concepts de « semblable » et « différent ». N'a-t-on pas dès lors prouvé la nécessité du langage, c'est-à-dire le contraire de ce qui était recherché ? En réalité, l'enseignement reçu par le singe ne porte pas vraiment sur le langage mais seulement sur quelques mots. Premack estime que leur rôle est simplement d'attirer l'attention de l'animal sur une distinction qu'il est capable de faire mais n'aurait pas exploité spontanément.

Qu'en est-il des enfants ? Les études désormais classiques de Jean Piaget en partie reformulées par Jacques Mehler, au CNRS ont montré dès 1923 que le développement des capacités logiques et langagières de l'enfant ne sont pas parallèles.

La première conclusion que nous voulons tirer ici est que les performances de la pensée sans langage peuvent être élevées16. En voici la réciproque : un langage intact ne peut pas grand-chose si la pensée non verbale ne l'est pas.

Langage sous influence. Les exemples, là aussi, abondent. Je n'en choisirai que deux dans le vaste éventail des cas auxquels est confrontée la neurologie : les syndromes frontaux et les délires des asomatognosiques. Le lobe frontal joue un rôle très particulier dans l'organisation de la pensée. Des lésions de cette région empêchent les patients de résoudre les problèmes tels que : « Pierre est plus grand que Paul mais plus petit que Jacques. Quel est le plus grand des trois ? ». Et pourtant, les malades n'ont aucun trouble élémentaire du langage. L'intégrité du module linguistique ne les fait nullement échapper à une incapacité logique.

Le cas des délirants est tout aussi exemplaire : leur trouble de la pensée n'est en aucune manière lié à un trouble du langage. Sans doute se posera-t-on la question de savoir si tel malade devenu aphasique pourrait continuer à délirer. Je n'ai pas d'observation à fournir, mais je pense que tous les neuropsychologues répondraient affirmativement. Le cas des délires des asomatognosiques répond autrement à la question d'une pensée consciente gouvernant le langage. Certaines lésions pariétales droites amènent ainsi les malades à ignorer l'existence de la partie gauche de leur corps, insensible et paralysé. Si curieux que cela puisse paraître, ils nient leur paralysie. Pour eux, leur trouble n'existe pas, la moitié atteinte de leur corps non plus. Si on leur demande dès lors pourquoi ils sont à l'hôpital, ils parlent de fatigue, de malaise. Certains tiennent alors des discours délirants, comme un de mes patients qui se scandalisait que le personnel ait volé sa main gauche et l'ait cachée dans le tiroir de sa commode. Un autre affirmait que le médecin qui tenait sa main ignorée entre les siennes avait trois mains, donc trois bras. Il est évident que la perturbation de la « conscience du corps » c'est bien conscience qu'il faut dire, évidemment non verbale conduit à un discours aberrant que E. Bisiach, au département de psychologie de l'université de Milan, qui relate cette dernière observation, n'hésite pas à qualifier de langage sans pensée 17 .

Nous pouvons commencer à entrevoir les services réciproques que se rendent la pensée non verbale et le langage. En effet, les troubles non-verbaux entraînent presque par définition une baisse des performances et des troubles du comportement, ce qui n'est pas le cas des troubles du langage, lorsqu'ils sont isolés. Une idée de hiérarchie se trouve donc introduite : le langage apparaît comme un instrument au service de la pensée. Il n'est pas question d'en contester l'extrême importance, mais au rang d'outil, non de condition.

Comment définir alors ce type d'instrument ?

Il est peu risqué de dire, comme Lordat, que le langage, l'utilisation de mots, permet la « corporification des idées » et leur manipulation plus aisée. Sa fonction peut être comparée à l'aide apportée par l'algèbre pour la solution de problèmes18. Mais le langage sert à communiquer, et pour cela il faut un code. D'où l'idée que le langage n'est autre qu'une mise en forme conventionnelle de la pensée, une formalisation au moins naissante. Si les avantages de la formalisation sont immenses, il ne faut pas minimiser ses défauts. Ainsi, plus le langage est formalisé, plus sa rigueur est assurée, mais plus faible le champ sémantique qu'il couvre.

Le langage formel représente ainsi le degré suprême avec une sécurité maximale du point de vue de la logique, mais un vide sémantique total. Dans un langage formel, p ne peut vouloir dire que p, mais aucun code ne pourra vraiment rendre compte de nos émotions qui font cependant partie de notre pensée. La formalisation rétrécit le champ d'application d'un langage.

Un autre risque de la formalisation est de remplacer les idées par des mots , circonstance particulièrement ordinaire dont la banalité épargne de longs commentaires... mais qui signifie aussi une dissociation entre pensée et langage.

En un mot, on en revient à l'ancienne formulation de Locke : « Les mots ne signifient autre chose dans leur première et immédiate signification que les idées qui sont dans l'esprit de celui qui s'en sert » : le langage exprime une pensée en grande partie préformée19. Bien sûr, il contribue aussi à la formation de celle-ci. On a ainsi beaucoup insisté sur le fait que le type même du langage, son organisation syntaxique, l'organisation des temps des verbes, etc. conditionnent le mode de pensée et ce n'est pas contestable. On peut en dire autant de tout l'environnement culturel, cela va de soi, mais celui-ci est impossible à formaliser. Tous ces éléments sont d'une certaine manière interdépendants. Steven Pinker critique un certain nombre d'idées répandues à ce propos. Ainsi, on a longtemps discuté la manière dont l'absence de subjonctif en chinois, la prétendue absence de mot exprimant le temps chez les Indiens Hopis, ou la fausse exubérance du vocabulaire eskimo pour désigner la neige ou la glace pouvaient modifier la façon de penser. Il semble, selon lui, que ces objections n'aient aucune valeur. C'est une position plus nuancée que je voudrais défendre.

Mentalais. Que penser en effet de la théorie de Fodor reprise par Pinker, qui suppose qu'un langage intérieur le « mentalais » est nécessaire pour le traitement de toute information, même s'il s'agit d'un langage totalement inconscient ? Le mentalais serait une pensée achevée qui s'exprimerait ensuite sous forme de mots. Outre que cette théorie est une pure supputation, elle ne paraît pas très vraisemblable. Si le mode de calcul était le même dans les deux systèmes envisagés par Stanislas Dehaene dans l'article cité plus haut calcul exact et approché, on verrait mal l'intérêt de cette duplication. Mais il y a plus.

Si l'on accepte qu'une formalisation rétrécisse le champ d'application d'un langage, on voit difficilement comment ce « mentalais » pourrait expliquer cette évidence que nous avons tant de mal à trouver dans le langage le support de la part la plus importante de notre pensée, à savoir sa part affective ? Il est de notre expérience quotidienne que beaucoup de nos pensées sont difficiles à exprimer.

Réseaux de neurones. De plus, l'intelligence artificielle se heurte au problème de l'immensité des connaissances qu'il nous faut manipuler pour pouvoir parler, comprendre, ou agir, et on voit mal comment les intégrer dans un langage. Il est indispensable que le système non verbal puisse couvrir un champ plus large que le champ verbal.

Ici, les réseaux de pseudo-neuronesi de l'intelligence artificielle peuvent nous donner des idées. Ces modèles sont très attrayants pour le neurologue, même si des différences profondes séparent les réseaux artificiels du cerveau. Cette séduction repose d'abord sur des analogies de structure car le système nerveux est incontestablement fait d'unités de calcul assemblées en réseaux d'une complexité inouïe.

Les analogies fonctionnelles sont tout aussi frappantes, puisque cerveaux et réseaux sont doués de mémoire non localisable, acquise par répétition, capable d'améliorer ses performances au fur et à mesure qu'on fournit davantage d'indices et susceptible de se détériorer progressivement si la maladie Alzheimer, par exemple ou l'expérimentateur détruit ou débranche au hasard de plus en plus de neurones ou de pseudo-neurones. Ce sont aussi des mémoires faillibles. Elles peuvent confondre des items qui sont trop peu différents les uns des autres. Ce peut être un défaut, mais c'est aussi un avantage décisif, car, en sens inverse, cette infirmité confère une capacité essentielle, celle de détecter des ressemblances, des analogies qui pourraient bien être le socle empirique des classifications, l'origine des noms génériques ! Mais la propriété la plus intéressante ici est que les réseaux qui utilisent le langage formel comme langage de base de ses unités n'ont plus, en tant que réseaux, un langage formel. Le mode de calcul des réseaux n'est plus celui des ordinateurs, bien qu'ils l'utilisent. Les messages émergeants ne sont plus fondés sur un vocabulaire préétabli, mis en oeuvre par des opérateurs syntaxiques définis à l'avance. Ils ne se développent plus selon l'axe du temps, mis en oeuvre selon un programme syntaxique rigide mais ils portent sur des répartitions de pondérations synaptiques entièrement apprises par la répétition et descriptibles dans un espace à n dimensions. Il ne reste plus aucune des caractéristiques d'un langage. La suggestion faite ici est que ce sont eux qui justement peuvent, avec vraisemblance, caractériser la pensée sans langage et alimenter les modules langagiers qui rétréciront les pensées mais les mettront en forme. On aperçoit, dès lors la collaboration du langage à une pensée qui n'est qu'en partie préformée. La conclusion de l'article de Dehaene est d'ailleurs fort voisine : « Ces résultats peuvent indiquer que la représentation non verbale sous-jacente au sens humain des quantités numériques... pourrait fournir le fondement d'une intégration avec les représentations des nombres basées sur le langage. » La difficulté est qu'il paraît peu douteux que les modules langagiers du cerveau sont eux-mêmes des réseaux neuronaux et qu'on ne sait pas comment le cerveau peut passer d'un mode de fonctionnement à l'autre.

On peut faire confiance à la recherche sur ce point. Elle trouvera des réponses si les questions sont bien posées.
1 S. Dehaene et al., Science, 284 , 970, 1999.

2 J. Hadamard, Essai sur la psychologie de l'invention dans le domaine mathématique , Gauthier-Villars, 1975.

3 A.R. Lecours, F. Lhermitte, L' A phasie , Flammarion, coll. « Médecine- Sciences », Paris, 1979.

4 Y. Joanette et al. , « L'aphasie des aphasiques » L'Aphasique , J. Ponzio et al. eds, Edisem ST Hyacinthe, Québec, et Maloine, Paris, 1991.

5 Lordat, « Analyse de la parole pour servir à la théorie de divers cas d'alalie et de paralalie de mutisme et d'imperfection de parler que les nosologistes ont mal connus », Journal de la société de médecine pratique de Montpellier, 7 , 333, 1843.

6 E. Alexander, Diogene, 150 , 1990.

7 R. Wise et al. , Brain, 114 , 1803, 1991.

8 L. Rueckert et al., J. Neuroimag., 4 , 67, 1999.

9 M. Leonardo et al., Human Brain mapping, 3 , 83, 1995.

10 D. Le Bihan et al., Neurobiology, 90 , 11802, 1999.

11 E. Zaidel, Lexical Organization in the Right Hemisphere Cerebral Correlates of Conscious Experience , INSERM, Elsevier North Holland Biomedical Press, 1978.

12 H. Karbe et al., Brain and Language, 64 , 215, 1998.

13 E. Warburton et al., J. Neurol. Neurosurg. Psychiatry, 6 ,155, 1999.

14 R.W. Sperry, Neuropsychologia, 22, 661, 1984.

15 D. Laplane, La P enséed'outre-mots, Les empêcheurs de penser en rond, 1997.

16 J. Piaget, Le langage et la pensée chez l'enfant , 1923.

17 E. Bisiach, « Language without thought », Thought without L anguage , L. Weiskrantz ed., Oxford Science Publication, p. 464, 1988.

18 Th. Alajouanine, P. Mozziconacci, L' A phasie et la désintégration fonctionnelle du langage , L'expansion Scientifique Française, sans date.

19 J. Locke, Essai philosophique concernant l'entendement Humain , trad. Coste 5e éd. 1755, réed. E. Naert, Vrin, Paris, 1972.
LE POINT DE VUE DE QUELQUES PHILOSOPHES
Platon : « Si nous ne possédions ni la voix ni une langue, et que nous voulions nous faire connaître des choses les uns aux autres, n'entreprendrions-nous pas, à la façon actuelle des sourds muets, de les signifier avec nos mains, notre tête, et le reste de notre corps ? » Cratyle

Descartes : « Il ne s'est toutefois jamais trouvé aucune bête si parfaite, qu'elle ait usé de quelque signe [...] et il n'y a point d'homme si imparfait, qu'il n'en use. Ce qui me semble un très fort argument pour prouver que ce qui fait que les bêtes ne parlent point comme nous, est qu'elles n'ont aucune pensée, et non point que les organes leur manquent. » Lettre au marquis de Newcastle, 23 novembre 1646

Rousseau : « Les idées générales ne peuvent s'introduire dans l'esprit qu'à l'aide des mots, et l'entendement ne les saisit que par des propositions. » Discours sur l'origine et les fondements de l'inégalité, 1755

Hegel : « C'est en mots que nous pensons. » Précis de l'Encyclopédie des sciences philosophiques, 1817

Peirce : « La seule pensée qui nous soit connaissable c'est la pensée par signes. Mais une pensée qui ne peut être connue n'existe pas. Toute pensée doit donc nécessairement être pensée par signes. » Textes anticartésiens, 1878

de Saussure : « La langue est comparable à une feuille de papier : la pensée est le recto et le son le verso ; on ne peut découper le recto sans découper en même temps le verso. » Cours de linguistique générale, 1916

Wittgenstein :« Si maintenant on posait la question : "Avez-vous la pensée avant de trouver les mots pour la dire ?" que faudrait-il répondre ? Et que répondre à la question : "En quoi consiste cette pensée, si elle existait avant que vous trouviez les mots pour la dire ? » Investigations philosophiques, 1953

Merleau-Ponty : « La pensée n'est rien d'intérieur, elle n'existe pas hors du monde et hors des mots. » Signes, 1960

Benveniste : « La question de savoir si la pensée peut se passer de la langue ou la tourner comme un obstacle [...] apparaît comme dénuée de sens. » Problèmes de linguistique générale, 1966.
JULES DÉJERINE - PIERRE MARIE LA GRANDE QUERELLE
Tout concourait à leur opposition : même génération, bien que Jules Déjerine fût l'aîné de quatre ans ; même puissance de travail mais avec des méthodes fort différentes - Déjerine, esprit classique, méticuleux, grand artisan de l'anatomie du système nerveux avec sa femme Augusta Déjerine-Klumpke ; Pierre Marie, esprit indépendant, inventif le premier, il examina ses aphasiques en utilisant des batteries de tests, mais volontiers iconoclaste. Par-dessus tout même ambition, celle de succéder à Charcot dans l'unique chaire de neurologie, celle de la Salpêtrière : combat ouvert depuis la mort du maître en 1893 et la nomination d'un « intérimaire », Fulgence Raymond. Le conflit prit un tour violent : un duel ne fut évité que par l'entremise des témoins. L'affrontement verbal n'en eut pas moins lieu en 1908 à l'occasion de trois séances de la Société de neurologie consacrées à l'aphasie. Elles sont restées célèbres.

Dans leurs conceptions de l'aphasie, tout les séparait. Déjerine continuait d'opposer, selon la doctrine classique, aphasie motrice de Broca et aphasie sensorielle de Wernicke. Pour Marie, l'aphasie était « une » : l'aphasie de Broca n'étant qu'une aphasie doublée d'une anarthrie trouble de l'articulation. Pierre Marie, l'iconoclaste, proclamait même que le pied de la troisième circonvolution frontale, l'aire que Broca avait décrite et sur laquelle était élaborée la doctrine des localisations cérébrales, ne jouait aucun rôle dans le trouble. Il invoquait des lésions sous-corticales et restait, au demeurant, beaucoup moins localisateur que Déjerine et les classiques. Pierre Marie jeta un deuxième pavé dans la mare en définissant, contre les classiques, l'aphasie comme un trouble de l'intelligence. Bien qu'il ait beaucoup atténué cette affirmation lors de la dernière séance de 1908, il restait d'avis qu'il s'agissait d'un trouble « intellectuel ». Pour Déjerine au contraire, l'aphasie n'était pas associée à un trouble de l'intelligence.

Avec du recul, Pierre Marie n'eut pas tort de contester l'atomisation de l'aphasie, ni de montrer la difficulté de superposer des lésions et des variétés de troubles du langage. En revanche, il sous-estima l'intelligence des aphasiques. Déjerine obtint le premier la chaire de Charcot. Pierre Marie lui succéda en 1918.
SAVOIR
:

Dominique Laplane, La P ensée d'outre-mots, Les empêcheurs de penser en rond, 1997

Steven Pinker, L'Instinct du langage, Odile Jacob, 1999

 

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PLATON

 


 

 

 

 

 

Platon

Platon
Philosophe grec (Athènes vers 427-Athènes vers 348 ou 347 avant J.-C.).

Platon est un des philosophes majeurs de la pensée occidentale, et de l’Antiquité grecque en particulier. Son œuvre, essentiellement sous forme de dialogues, se présente comme une recherche rigoureuse de la vérité, sans limitation de domaine. Sa réflexion porte aussi bien sur la politique que sur la morale, l’esthétique ou la science.
La confiance dans la capacité humaine de connaître la réalité est ce qui constitue l’unité de l’œuvre de Platon. Contre les sophistes, qui enseignent l’art de convaincre et de plaire, Platon pose la question du discours vrai. Le réel est connaissable ; l’homme n’est pas limité à ses impressions : par ce qu’il sent, il peut avoir accès à une réalité qui le dépasse. Son œuvre s’oriente ainsi dans deux directions complémentaires : d’une part, chercher la vérité à propos de réalités déterminées (la justice, le monde, par exemple) ; d’autre part, chercher à justifier la possibilité même de connaître la vérité.
Famille
Platon est né vers 427 av. J.-C. dans une famille aristocratique. Son oncle Critias fut l’un des oligarques (les Trente) qui dirigèrent Athènes après la défaite contre Sparte (404 av. J.-C.), à la fin de la guerre du Péloponnèse.
Formation
Il passe huit ans auprès de Socrate mais ne peut être témoin de la mort inique de son maître. Il poursuit sa formation auprès d’Euclide le Socratique. Il voyage et rencontre philosophes et mathématiciens de différentes écoles.
Enseignement philosophique et mise en pratique
Sa vie de maître de philosophie, à l’école (Académie) qu’il a créée, est entrecoupée d'épisodes dramatiques. Il manque partir en esclavage. Il a des relations tumultueuses avec les tyrans (autocrates qui ont pris le pouvoir par la force) de Syracuse, en Sicile ; il y est retenu contre son gré à deux reprises. Il rentre définitivement à Athènes (361 av. J.-C.) et meurt une douzaine d’années plus tard.
L’œuvre
Elle est couramment classée en dialogues de jeunesse (dits socratiques), dialogues de la maturité (dont surtout le Banquet, la République, le Théétète, le Parménide), et dialogues tardifs.
Le dialogue entre interlocuteurs est un questionnement intérieur, mouvement délibéré et difficile vers la recherche de la vérité : prendre conscience de ce qui n’est pas, de ce qui est faux, de ce qui est. Deux moyens privilégiés sont donc la dialectique et la réminiscence.
La postérité
Après les continuateurs de l’Ancienne et de la Nouvelle Académie, une certaine influence de la pensée de Platon, telle que transmise notamment par Plotin (→ néoplatonisme) marque l’Antiquité de l’Empire romain puis la Renaissance, la pensée médiévale ayant quant à elle abondamment interprété Aristote, qui fut longtemps son élève.
Voir l'article scolastique.
1. La vie de Platon

Issu d'une famille noble, Platon est né vers 427 avant J.-C. et a vécu quatre-vingts (ou quatre-vingt-un ans : une biographie pythagoricienne préfère ce chiffre, qui est le carré de 9). Il eut deux frères (Adimante et Glaucon) et une sœur, Potoné, dont le fils, Speusippe, prendra sa suite à la direction de l'Académie.
Critias, l'un des Trente –c’est-à-dire le conseil qui dirigea Athènes par un régime de terreur en 404 avant J.-C. – était son oncle maternel. Tous ces personnages apparaissent dans les dialogues.
1.1. La fréquentation de Socrate

Platon a vingt ans lorsque, vers 407 avant J.-C., il fait la rencontre de Socrate, qui en a alors soixante-trois. Les relations entre les deux hommes vont durer huit ans, jusqu'à ce qu'en 399 av. J.-C. Athènes condamne Socrate à boire la ciguë. D'après le Phédon, Platon, malade, ne pourra assister aux derniers moments de celui dont la mort fut pour lui l'expérience de l'injustice même, à partir de laquelle tout le sérieux de la philosophie ainsi que sa vocation politique lui apparurent.
1.2. Les premiers dialogues

Après la mort de Socrate, Platon part quelque temps pour Mégare, où Euclide le Socratique et son groupe l'accueillent. De retour à Athènes, il écrit ses premiers dialogues et réunit autour de lui un premier cercle d'amis et d'élèves qui préfigure l'Académie.
1.3. Voyages en Méditerranée

Suivent ensuite quelques années de voyages. Le premier le conduit en Égypte (il s'y rend, dit-on, en négociant une cargaison d'huile qu'il veut vendre à Naukratis), puis à Cyrène, où il rencontre l'un des protagonistes du futur Théétète, Théodore le mathématicien, et Aristippe de Cyrène, qui avait été de l'entourage de Socrate.
Un deuxième voyage le mène en Italie du Sud, où il veut rencontrer le pythagoricien Archytas, sans doute moins (comme certaines traditions le laissent entendre) pour être initié à quelque doctrine secrète que simplement pour connaître celui qui avait instauré à Tarente un gouvernement dont les principes reposaient sur la philosophie.
Invité par Denys l'Ancien, tyran de Syracuse, Platon gagne ensuite la Sicile. Mais son séjour à la cour du tyran, où règne une vie très dissolue, sera bref : un conflit l'oppose bientôt à Denys, qui le met d'office dans un bateau. Ce premier épisode sicilien de Platon connaît un ultime rebondissement. Le bateau fait escale à Égine, où Platon est gardé comme esclave, mais, reconnu par un certain Annicéris rencontré à Cyrène, il est finalement racheté et libéré. Il est de retour à Athènes en 387 avant J.-C.
1.4. Fondation de l’Académie


Platon achète alors un gymnase et un parc situés au nord-ouest de la ville et y fonde l'Académie (c'était le nom du lieu), première école de philosophie dont l'existence soit historiquement incontestable.
L'Académie est dotée d'un statut juridique propre, dispose de logements destinés aux élèves et, en plus des salles de cours, d'un muséum où sont conservés livres et objets scientifiques. Xénocrate, Héraclide du Pont, Eudoxe de Cnide, Speusippe, Aristote figurent parmi les maîtres. Il ne semble pas que le dialogue socratique y soit la seule méthode d'enseignement en vigueur : le recours au livre n'est pas exclu (comme en témoigne l'existence d'écrits de Platon lui-même) ni l'exposé continu, comme, à ce qu'il semble, c'est le cas des doctrines non écrites de Platon qu'Aristote a transmises.
Le rayonnement de l'Académie est considérable. On vient de tout le monde grec y acquérir une philosophie dont le but avoué est politique : établir la justice.
1.5. Expériences politiques en Sicile et retour à Athènes

Denys l'Ancien meurt en 367 avant J.-C., et son fils, Denys le Jeune, lui succède. Dion, beau-frère du premier, propose alors à Platon (dont il a été l'élève) de revenir à Syracuse. Certains disent que la République vient d'être écrite et que Platon voit dans cette offre l'occasion d'en mettre les principes à l'épreuve, en entreprenant de faire du jeune tyran un philosophe. Il confie donc la charge de l'Académie à Eudoxe. Mais à l’accueil chaleureux succède vite la méfiance. Dion et Platon sont soupçonnés de vouloir exercer le pouvoir pour leur propre compte. Le premier est alors exilé, et Platon reste quelque temps prisonnier dans le palais royal, jusqu'à ce que, obligé lui-même de partir pour une expédition militaire, Denys se décide à le relâcher. Telle est la deuxième aventure sicilienne.
Platon reste alors six ans à Athènes. Or, en 361 avant J.-C., Denys le rappelle. « Tandis que du côté de la Sicile comme de l'Italie on me tirait à soi, du côté d'Athènes on me poussait en quelque sorte dehors à force de prières ! » dit la Lettre VII. Platon confie donc l'Académie à Héraclide du Pont et repart pour Syracuse, où c'est de nouveau la brouille avec Denys, qui l'assigne à résidence. Il faut l'intervention d'Archytas de Tarente, qui envoie même un bateau pour le ramener à Athènes, pour qu'il sorte sain et sauf de cette troisième et dernière aventure sicilienne.
Platon restera désormais à Athènes, où il continue à enseigner et à écrire. Il est en train d'achever les Lois quand il meurt, vers 348 avant J.-C.
2. L'œuvre écrite de Platon

Tous les écrits philosophiques de Platon ont été conservés, ce qui est exceptionnel pour un auteur de l'Antiquité. Vingt-huit ouvrages - des dialogues - sont considérés aujourd’hui comme authentiques.
Une classification des dialogues en trois groupes à peu près chronologiques est communément admise.
2.1. Les dialogues de jeunesse

L’ensemble de ces dialogues proprement socratiques comprend tout ce que Platon a écrit avant d'entreprendre ses voyages (390 avant J.-C.), soit l'Hippias mineur (Du mensonge) , l'Hippias majeur (Du beau), l'Ion (sur l'Iliade), le Protagoras (sur les sophistes), l'Apologie de Socrate, le Criton (Du devoir), l'Alcibiade (De la nature de l'homme), le Charmide (De la sagesse), le Lachès (Du courage), le Lysis (De l'amitié), l'Euthyphron (De la piété), le Gorgias (De la rhétorique) et le livre premier de la République, qui, avant de servir de préface à ce gros ouvrage, aurait constitué, sous le titre de Thrasymaque, un dialogue indépendant.
2.2. Les dialogues de la maturité

Ce second groupe, lié plus à l'enseignement de l'Académie qu'au souvenir de Socrate, s'achève au moment du deuxième séjour de Platon à Syracuse (361 avant J.-C.). Il comprend le Ménexène (De l'oraison funèbre), le Ménon (De la vertu), l'Euthydème (De l'éristique), le Cratyle (De la justesse des noms), le Banquet, le Phédon (De l'âme), la République (De la justice), le Phèdre (De la beauté). Sont à rattacher à ce groupe deux dialogues où Platon critique l'éléatisme de l'école socratique de Mégare : le Théétète (De la science) et le Parménide (Des idées).
2.3. Les derniers dialogues

Ce dernier groupe comprend le Sophiste (De l'être), le Politique (De la royauté), le Timée (De la nature), le Critias (De l'Atlantide), qui est inachevé, le Philèbe (Du plaisir) et les Lois (De la législation).
3. La philosophie de Platon

3.1. La maïeutique, ou l’art d’accoucher les esprits

La forme dialoguée que Platon a donnée à ses écrits ne trouve pas sa justification dans le seul souvenir des entretiens que Socrate avait animés ; elle est également liée – au-delà de l'anecdote – à la méthode pédagogique que Platon présente comme l'héritage philosophique de Socrate, le « maïeute », l'accoucheur des esprits.
Le questionnement de Socrate conduit l’interlocuteur à prendre conscience qu’il ne connaît pas ce qu’il croyait connaître. Par là, il l’invite à expliciter ce qu’il a à l’esprit : si cette explicitation, cet « accouchement » est possible, alors la pensée prouve sa consistance. La mise au jour de la pensée en est comme l’épreuve : si je peux dire pour un autre ce que je pense, la preuve est faite que ma pensée est effectivement pensable.
Cette épreuve ne suffit pas à montrer que la pensée est vraie mais elle montre au moins qu’elle est logique. Grâce à cette formulation de la pensée dans la langue, le dialogue peut avoir lieu.
3.2. Le dialogue et la dialectique

Platon conçoit le dialogue comme une recherche commune de la vérité, commune parce qu’elle n’appartient à personne.
Contre les sophistes
Par opposition aux sophistes, qui ne voyaient dans le dialogue qu'une joute oratoire, qu'un combat de monologues dont la fin se limitait à réduire l'adversaire au silence, le dialogue platonicien vise, en effet, à permettre aux participants d'accorder leurs discours à la vérité.
Les sophistes, tels du moins que Platon les peint, sont des pragmatiques, pour qui compte seule la réussite et qui ne s'embarrassent pas de scrupule concernant les valeurs : l'homme, disait Protagoras, est la mesure de toute chose.
Le platonisme, au contraire, affirme la transcendance de la mesure. Et ce n'est pas à cause de la difficulté des sujets abordés, mais parce que leurs mauvaises dispositions les conduisent à rejeter cette transcendance sans laquelle le mot vérité n'a plus aucun sens, que les sophistes font se terminer sur une aporie (contradiction insoluble) la plupart des dialogues auxquels ils participent.
Partir de sa propre ignorance
Celui qui parle ne saurait donner la mesure : il ne peut que s'y soumettre. Le dialogue platonicien est une sorte d'entretien sans maître, le savant (sophistês) n'y a pas sa place, et l'on n'y fait profession que d'ignorance – profession qui constitue le moment inaugural de la philosophie en tant qu'elle est amour (philia), donc désir, donc manque du savoir (sophia).
Mais d'un savoir qui soit savoir vrai, alors que celui des sophistes, étant dissocié de la vérité, n'est qu'apparent. Le sophiste ne désire pas savoir, il désire vendre ce qu'il fait passer pour son savoir. Si le moteur du discours sophistique est financier, celui du dialogue platonicien est érotique : ce désir du vrai dans lequel Platon montre, en même temps que la vérité de tout désir, le vrai désir. C'est là ce que, d'après le récit du Banquet, Diotime aurait appris à Socrate : « La sagesse est parmi les plus belles choses et c'est au beau qu'Amour rapporte son amour ; d'où il suit que, forcément, Amour est philosophe. »
Dépasser l'apparence
Cette opposition historique et méthodologique de Platon et des sophistes redouble l'opposition de deux mondes (sensible et intelligible), qui constitue l'armature du système platonicien.
Les sophistes ont partie liée avec les philo-doxes, littéralement les « amis de l'opinion », dont les discours reposent sur la connaissance sensible, apparente, des choses matérielles. La philosophie, au contraire, sera essentiellement para-doxale, opposant la réalité aux apparences et la science aux opinions. En conséquence, le dialogue platonicien sera chaque fois une tentative pour se hausser hors de la multiplicité des apparences, et accéder à la réalité intelligible.
3.3. L’allégorie de la Caverne : se détourner des opinions fausses


L'itinéraire de cette conversion paradoxale est décrit dans l'allégorie de la Caverne (la République, vii).
La première scène, ou première étape, présente des hommes enchaînés dans une caverne, tournant le dos à un feu qui projette, sur la seule paroi qu'ils puissent voir, l'ombre d'objets que des porteurs font défiler (Platon en précise la nature : « statues et autres figures de pierre ou de bois, et toutes sortes d'objets fabriqués par la main de l'homme »).
L'habitude, jointe au fait qu'ils n'ont – ou ne se souviennent pas d'avoir – jamais rien vu d'autre, leur fait prendre ces ombres pour la vérité elle-même.
La deuxième étape, qui entreprend de briser cette première illusion, sera en conséquence douloureuse : elle décrit les souffrances qu'éprouveraient ces esclaves si quelqu'un descendait les libérer de leurs chaînes et les contraignait à tourner leur regard en direction du feu, pour constater l'existence d'objets plus vrais et reconnaître qu'ils n'en avaient vu que l'ombre.
Mais l'éblouissement empêche cette reconnaissance, et il faudra, dans une troisième étape, les faire cette fois sortir de la caverne pour qu'ils commencent à accepter l'évidence de réalités d'un degré de vérité supérieur (les statues et autres figures), dont les objets qui défilaient devant le feu (les ombres) n’étaient qu’une image.
Enfin, lorsqu'ils auront été accoutumés à ces réalités, la quatrième étape les fera accéder à la contemplation directe du Soleil, qui leur permet par sa chaleur d'exister et, par sa lumière, d'être connus. Ils redescendent alors dans la caverne pour émanciper ceux qui ne les ont pas suivis, mais, éblouis cette fois par les ténèbres, leur maladresse fera d'eux l'objet de toutes les risées, voire – s'ils deviennent gênants – de sévices pouvant aller jusqu'à la mort.
3.4. Du sensible vers l’intelligible

Les quatre étapes de cette allégorie décrivent quatre degrés d'être et les quatre modes de connaissance qui leur correspondent.
Les deux premiers appartiennent au monde visible : ce sont d'abord les images ou copies, auxquelles correspond la simulation ; ce sont ensuite les choses visibles elles-mêmes, qui sont le corrélat d'une sorte de foi perceptive. Les deux derniers constituent le monde intelligible qui commence avec les mathématiques, c'est-à-dire des raisonnements discursifs conduits à partir d'hypothèses, tandis que l'intellection véritable ne suppose rien, mais rattache tout au principe suprême (arkhê) qu'est l'idée du Bien.
D'un côté donc, le monde de ce qui paraît (phainomenon), images (eikones) ou idoles (eidola) ; de l'autre, le monde de ce qui est, monde des Idées, dont la propriété est d'être invisibles, c'est-à-dire pensables (noumena).
 Le mythe de la Caverne décrit l'itinéraire qui conduit de l'un à l'autre, « hors de ce qui devient, vers ce qui existe » – itinéraire par lequel « ce qu'il y a de meilleur dans l'âme » accède à la contemplation de « ce qu'il y a de plus excellent dans la réalité ».
3.5. Philosopher, c’est apprendre à mourir


Accéder à la connaissance des Idées ne suscite donc pas seulement des difficultés logiques, mais d'abord des difficultés morales ou métaphysiques. Il faut que l'âme soit libérée, non seulement de la sujétion, mais aussi de la médiation du monde sensible : qu'elle soit rendue à l'état qui était le sien avant que, par la naissance, elle ait dû s'incarner dans un corps. « Philosopher, c'est apprendre à mourir », dit Platon, dans le Phédon.
Cette libération est l'occasion de la réminiscence, par laquelle l'âme retrouve les Idées dont elle s'était nourrie, quand elle suivait, au lieu supra-céleste, le cortège des dieux ; la vie corporelle avait ensuite étouffé ce souvenir.
Les amis de la sagesse sont donc les ennemis du corps conçu comme obstacle à l’élévation vers l’intelligible. Il y a donc lieu d’inverser les valeurs communes : dans ce monde renversé qu'est le platonisme, la vraie vie correspond à ce que l'opinion commune croit être la mort, c'est-à-dire l'état auquel l'âme renaît ou ressuscite chaque fois qu'elle se sépare de nouveau de son tombeau corporel.
Le monde des Idées est en effet la patrie de l'âme ; entre les Idées et l'âme existe une étroite parenté : indestructibles et indivisibles, elles échappent aux sens comme au devenir.
3.6. « Que nul n’entre ici s’il n’est géomètre »

Cette ascèse repose sur un certain nombre d'intermédiaires qui assurent le passage d'un monde à l'autre. L'amour était l'un d'eux, par lequel Socrate gagnait son entourage à la philosophie, puisque, amour charnel d'un corps au départ, il devenait amour de l'invisible beauté idéale et, par la procréation, de l'immortalité.


Mais, dans le cadre plus institutionnel de l'Académie, Platon préfère lui substituer les mathématiques : elles aussi, partant de figures sensibles, aboutissent à l'intuition de « figures absolues, objets dont la vision ne doit être possible pour personne autrement que par le moyen de la pensée ». Tel est le sens de l'inscription qui figurait au fronton de l'Académie : « Que nul n'entre ici s'il n'est géomètre ! » : avant de s'engager dans la philosophie, il faut avoir d'abord libéré son âme au moyen des mathématiques.
Pourtant, les mathématiques, nécessaires à la science, ne lui suffisent pas : leurs principes sont des hypothèses dont elles ne peuvent répondre, pas plus qu'elles ne peuvent, par conséquent, répondre des conclusions qu’elles en tirent par voie déductive.
La dialectique seule conduit à l'intellection des principes en eux-mêmes ; elle seule peut justifier entièrement ses propositions en les rattachant à ce principe suprême que Platon a nommé le Bien et que, dans la Caverne, il a figuré par le Soleil.
3.7. Après la recherche de la vérité, l’explication de l’erreur

Les derniers dialogues, dits « dialectiques » (le Phèdre, le Parménide, le Sophiste, le Politique, le Philèbe), cherchent à comprendre comment l’erreur est possible. Il ne s’agit plus de partir des exemples pour saisir ce qui leur est commun et, par là, accéder à leur Essence, mais de comprendre comment il est possible de se tromper, c’est-à-dire de dire ce qui n’est pas. La réflexion ne porte plus que sur les Idées elles-mêmes : il s’agit de comprendre comment elles sont liées entre elles.
Dans le Parménide, le philosophe Parménide d’Élée met le jeune Socrate en difficulté en contestant la cohérence d'une philosophie qui établit une séparation tranchée entre les sensibles et les intelligibles.
À partir des cinq genres que sont l'Être, le Repos, le Mouvement, le Même et l'Autre, le Sophiste, pour sa part, développe la participation des Idées les unes aux autres, leur mutuelle implication. Sans doute Repos et Mouvement sont-ils trop exclusifs pour se mêler si peu que ce soit, mais tous deux, dans la mesure où ils sont, participent à l'Être et, chacun des trois pouvant également être dit autre que les autres et le même que lui-même, tous participent et au Même et à l'Autre. Il en résulte que l'on peut dire de l'Être autre chose que l'Être ; autour de chaque Être prolifère l'autre, le Non-Être.
Deux conclusions peuvent alors être avancées :
– de même que les êtres sensibles sont déterminés par leur participation aux Idées, de même les Idées dépendent les unes des autres selon des rapports hiérarchiques ; l’Idée de Justice participe, par exemple, de l’Idée de Vertu. La seule Idée qui ne participe d’aucune Idée est celle de laquelle dépendent toutes les autres : l’Idée de Bien ;
– si l'on ne respecte pas ces relations, mais que l'on mêle n'importe quelle Idée à n'importe quelle autre, on risque de tomber dans l'erreur en disant ce qui n'est pas - ce que fait le sophiste.
3.8. Philosophie et mythe

La recherche de la vérité s’accompagne d’une conscience aigüe des limites de la connaissance. Ainsi la philosophie de Platon recourt-elle au mythe. Ces séquences narratives qui ponctuent bien des dialogues ont des statuts différents. Il est possible d’en distinguer trois principalement.
Tout d’abord, Platon reprend des mythes populaires : au début du Phèdre, Socrate dit que, ne se connaissant même pas lui-même, il ne peut pas prétendre savoir si ce que l’on raconte sur les Hippocentaures, les Gorgones, ou Pégases est vrai ou faux. La sagesse populaire n’est peut-être pas plus aberrante que bien des arguties (distinctions subtiles).
Ensuite, le mythe est une méthode pour se représenter ce que l’on ne peut connaître. Dans le Phèdre encore, après avoir démontré l’immortalité de l’âme, Socrate montre qu’il n’est pas possible de savoir ce qui lui arrive après la mort : la seule façon de s’en donner une idée est d’imaginer ce que nous ne connaissons pas à partir de ce que nous connaissons, tel est le mythe de l’attelage ailé.
Il ne saurait y avoir de science du devenir, c'est-à-dire de physique scientifique. Le mythe cosmologique (comme celui du Timée), par l'objet même qui est le sien, ne saurait être autre chose qu'une opinion dont on n'est pas en droit d'attendre plus que de la voir s'accorder harmonieusement avec la science de l'Être.
Enfin, le mythe peut être une illustration évocatrice de ce qui a été établi rationnellement au préalable ; ainsi, le mythe de la Caverne, au début du livre vii de la République, expose-t-il la distinction entre sensible et intelligible établie au livre vi.
4. Le platonisme

4.1. Une postérité réelle quoique diverse

Qu'est-ce que le platonisme ? Dans la mesure où, depuis Platon, la philosophie est métaphysique, opposant le sensible à l'intelligible et soumettant le premier au second, toute philosophie est par destin platonicienne.
Pourtant, ce que le nom de Platon a représenté, chez ceux qui, au cours de l'histoire de la philosophie, l'ont invoqué, n'a pas cessé de varier. Le platonisme est soumis à l'histoire de la transmission du texte de Platon et varie selon la liberté des traductions et des commentaires, au travers desquels elle s'effectue et selon celui ou ceux des dialogues sur lesquels ils portent.
4.2. L’Académie : la Nouvelle et l’Ancienne

L'école que Platon avait fondée devait survivre près de dix siècles à son fondateur. Il est vrai qu'il n'en fallut pas trois pour que l'enseignement qu'on y dispensait perdît tout rapport avec la doctrine du philosophe.
On distingue l’Ancienne et la Nouvelle Académie.
Les scolarques, ou directeurs, de l'Ancienne Académie furent :
– Speusippe, neveu de Platon (de 348 à 339 av. J.-C.)
– Xénocrate (de 339 à 315 av.J.-C.)
– Polémon (de 315 à 269 av.J.-C.)
– Cratès (de 269 à 268 av.J.-C.).
Tous orientent le platonisme vers une méta-mathématique qui, prolongeant les doctrines non écrites de Platon sur les nombres, le rapproche du pythagorisme (→ Pythagore).
La Nouvelle Académie eut pour scolarques Arcésilas de Pitane, Lacydes, Téléclès, Évandre, Hégésinus, Carnéade, Clitomachos et Philon de Larissa (qui meurt vers 85-77 av. J.-C., à Rome). Le dogmatisme platonicien est alors soit critiqué, soit infléchi vers le scepticisme.
Le maître mot de Socrate, « je sais que je ne sais rien », est interprété en un sens différent. Il ne signifie plus l’étonnement, source du désir de savoir, mais la désillusion de celui qui renonce à chercher la vérité.
4.3. Le platonisme romain

On peut douter, d'ailleurs, que, si l'Académie avait été plus fidèle à la doctrine de son fondateur, le platonisme ait eu quelque chance de pénétrer à Rome. « Platon, ce dieu pour nous » (« Plato deus ille noster ») , écrit Cicéron à Atticus (iv, 6). Mais cette admiration que Cicéron ne ménage pas à Platon, c'est à la beauté des écrits, à la noblesse de la vie de Platon, et non à sa philosophie, que Cicéron les porte.
Trait dominant de toute philosophie romaine, l'éclectisme caractérisera aussi ce platonisme, qui continuera d'exister à côté du stoïcisme, de l'épicurisme ou de l'aristotélisme. Et divers éléments mystiques prendront vite le dessus, accusant une convergence du platonisme et du pythagorisme, d'ailleurs souvent déjà amorcée. C'est elle qui ressort en particulier de la pensée de Philon d'Alexandrie, du légendaire Apollonios de Tyane, de plusieurs écrits de Plutarque, des œuvres philosophiques d'Apulée (auteur d'un De Platone [Sur Platon]) et surtout des doctrines gnostiques, d'inspiration judéo-chrétienne ou « égyptienne », qui se multiplient à partir du Ier siècle de notre ère (Numenius d'Apamée, Ammonios).
4.4. Le néoplatonisme de la fin de l’Antiquité

Plotin a été, à Alexandrie, l'élève d'Ammonios. Par le contexte dans lequel il se développe, le néoplatonisme apparaît lié à une religiosité profondément mystique. À Rome comme à Alexandrie, il sera d'ailleurs accompagné de pratiques magiques plus ou moins ésotériques, de toutes sortes de mystères, etc. Il regroupera dans une semi-clandestinité les religions orientales, de plus en plus étouffées par les progrès du christianisme.
Aussi Plotin est-il avant tout un mystique qui demande simplement au langage philosophique de se greffer, pour la formaliser, sur une expérience antérieure. Entreprise qui, d'ailleurs, ne saurait atteindre à l'essentiel de cette expérience : l'absolu, en effet, échappe totalement à l'ordre du discours. Chez Plotin, la philosophie est à l'« extase » mystique ce que les mathématiques étaient à la philosophie chez Platon.
Porphyre (qui a aidé Plotin à gouverner l'école qu'il avait fondée à Rome), Amélios, Jamblique, Proclus surtout et Damaskios, enfin, prolongeront la pensée de Plotin jusqu'au vie siècle.
4.5. Le néoplatonisme de la Renaissance


La période médiévale n’a pas ignoré Platon mais lui a préféré Aristote. Trois dialogues de Platon étaient alors accessibles dans une traduction latine : le Timée, traduit au ive siècle par Chalcidius ; le Ménon et le Phédon, traduits par Henri Aristippe (1154 et 1156).
C'est le poète et humaniste Pétrarque (1304–1374) surtout qui relance l’intérêt pour Platon. Non qu'il ait jamais eu du platonisme une connaissance profonde ni étendue, mais, par ses écrits et ses recherches, il est le principal initiateur du réveil du platonisme. Après sa mort paraîtront en effet les traductions de Leonardo Bruni (Phédon, 1405 ; Gorgias, 1409 ; Criton, Lettres, 1423 ; Apologie, 1424).
Puis on opposera ce Platon redécouvert à un Aristote qui avait trop longtemps usurpé sa place ; c'est ce que font en 1439 Gémiste Pléthon et en 1469 le cardinal Bessarion, avec In calumniatorem Platonis. Alors viendra Marsile Ficin, fondateur de l'Académie florentine, à travers laquelle ce platonisme gagnera toute l'Europe.
Pour en savoir plus, voir l'article humanisme.
À ce regain du platonisme, on sait que la naissance de la physique mathématique est liée ; dans son Dialogue sur les deux plus grands systèmes du monde, l'astronome et physicien italien Galilée rejette l'aristotélisme et lie au platonisme l'avenir de la science.
Quelque chose de la pensée de Platon, sous une forme certes quelque peu sommaire, sans commune mesure avec la portée philosophique du platonisme, est passé dans la langue courante, pour désigner un sentiment détaché du sensible, en l'occurrence du sensuel : « l'amour platonique ».

 

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Reprenons le contrôle de nos données

 

Reprenons le contrôle de nos données

14.04.2015, par Roberto Di Cosmo
Nos téléphones portables, ordinateurs, cartes bancaires ou de fidélité collectent chaque jour de nombreuses informations qui en disent long sur nous. Comment éviter les utilisations abusives et garder le contrôle de nos données personnelles ? Spécialiste du logiciel libre, Roberto Di Cosmo nous livre son analyse et invite la communauté scientifique à s’emparer de la question.
Les technologies liées à l’informatique évoluent à une vitesse vertigineuse : la taille de la mémoire et de l’espace disque disponible, la puissance de calcul et la vitesse d’échange des informations ont gagné chacune deux ordres de grandeur en seulement dix ans. Nous avons produit, stocké, élaboré, échangé et exploité plus de données cette dernière année que dans toute l’histoire de l’humanité.

Nous nous sommes habitués au fait que, en termes d’information, l’échange et l’accès priment sur la possession : la mise en réseau d’un nombre croissant de services, chaque jour plus riches, et notre hyperconnectivité font en sorte que nous utilisons les moteurs de recherche, les sites Web, les services en ligne et les réseaux sociaux comme une extension naturelle de nos capacités intellectuelles. Nous profitons d’une mise à jour constante des informations, qui rendrait rapidement obsolète toute copie, même complète, qu’on pourrait réaliser à un moment donné.

Reprendre le contôle de ses données personnelles
Enregistrement de données sur la page Web d’une compagnie aérienne.
 M.RUETSCHI/KEYSTONE/CORBIS
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En contrepartie, une partie grandissante de nos informations personnelles se retrouve elle aussi numérisée, mise en ligne, et rendue disponible. Certaines informations sont entre les mains de l’État, comme notre dossier fiscal, judiciaire et d’état civil, mais d’autres sont collectées par des acteurs privés avec notre participation active, quoique souvent non informée : notre profil de consommation, nos goûts culturels, nos préférences politiques et notre réseau de connaissance sont facilement identifiables par l’analyse des très nombreuses traces que nous laissons chaque jour derrière nous, via les cartes de fidélité, les cartes bancaires, les abonnements de transport, les mots clés dans les moteurs de recherche, les messages sur les réseaux sociaux, les documents partagés en ligne, les échanges de courriels et les communications téléphoniques.

Une invasion sans précédent de la vie privée

La concentration de toutes ces informations dématérialisées dans des infrastructures centralisées disposant de moyens de calcul énormes rend possibles à la fois l’émergence de services de grande utilité sociale et une invasion sans précédent de notre vie privée : en analysant les requêtes des internautes, Google peut suivre l’avancée d’une épidémie de grippe (link is external) ; en collectant des informations précises de localisation depuis les téléphones connectés, il sait tracer une carte fidèle du trafic, nous indiquer les bouchons et fluidifier ainsi les transports routiers.

Mais ces mêmes données peuvent être utilisées pour dresser un profil de santé très précis d’un individu et suivre tous ses déplacements : les usages de ces informations individuelles sont bien plus inquiétants. En 2012, le fait que la chaîne de supermarché Target (link is external), en exploitant les données collectées via les cartes de fidélité, pouvait identifier les femmes enceintes avant que leur famille n’en soit mise au courant avait fait scandale aux États-Unis ; les révélations de Snowden nous apprennent que la NSA connaît notre réseau de relations mieux que nous-mêmes.

La collecte
de données
s’accompagne
presque toujours
d’une offre
de service utile
à première
vue gratuite.


On a déjà connu de par le passé des régimes totalitaires qui cherchaient à contrôler chaque aspect de la vie et de la pensée des individus, mais cela coûtait très cher et engendrait de la méfiance. Le changement majeur permis par l’évolution technologique à laquelle nous assistons, et contribuons, est que ce contrôle peut être poussé beaucoup plus loin, pour bien moins cher, et sans susciter de méfiance, parce que la collecte des données nécessaires s’accompagne presque toujours d’une offre de service utile, pratique et à première vue gratuite. Derrière la gratuité monétaire pour les utilisateurs des services se cache en effet très souvent un modèle économique basé sur la connaissance fine des profils de ces utilisateurs, qui sont ensuite exploités de différentes formes. Comme le disait déjà bien Bruce Schneier en 2010, à propos de la politique de confidentialité de Facebook, « If you dont pay for the product, you are the product ».

Avec la généralisation des objets connectés, montres, balances, podomètres et autres bracelets et senseurs, l’étendue des données personnelles susceptibles d’être captées s’élargit à perte de vue, et les aspects les plus intimes de notre vie privée, comme notre santé, commencent déjà à être percés à jour.

Renforcer la protection des données personnelles

Plusieurs initiatives essayent de limiter ou d’encadrer la concentration des données et mieux protéger nos informations personnelles, mais il y a encore beaucoup de naïveté, que nous nous devons de dépasser, sur différents sujets :

Le pouvoir limité des lois
Un cadre légal est essentiel et doit affirmer les principes qui séparent ce qui est acceptable de ce qui ne l’est pas, et la directive européenne sur la protection des données (link is external) est un bon point de départ. Mais une loi n’est pas en soi un rempart suffisant : les acteurs, publics ou privés, qui collectent nos données peuvent être forcés à les fournir par des pressions de diverse nature, se les faire dérober par des cybercriminels, ou tout simplement les dévoiler au grand jour par des erreurs humaines. Et pour les données personnelles critiques, il suffit de les exposer une fois pour que leur confidentialité soit perdue pour toujours. Pouvons-nous développer des technologies qui nous assurent que les principes établis dans les lois soient effectivement respectés dans les faits ?

L’illusion de l’anonymat
Divers groupes d’intérêts font pression pour qu’on rende disponibles un grand nombre de données collectées par les différents opérateurs publics afin de faciliter l’essor de jeunes pousses dans le domaine du Big Data. Pour éviter de porter atteinte à la vie privée, on nous dit qu’il suffirait de les anonymiser. Mais la nature unique de l’expérience de chacun d’entre nous rend une véritable anonymisation des données très difficile à réaliser : selon une étude récente (link is external), pour identifier complètement la trace GSM d’une personne dans une base de données anonymisée, il suffit juste de la localiser, avec une certaine précision, quatre fois dans le courant d’une année. Pouvons-nous développer des outils théoriques et pratiques qui nous permettent de connaître exactement quelles informations personnelles on peut extraire en combinant une base de données anonymisée avec plusieurs autres sources externes ?

Les logiciels libres et le Cloud
Le logiciel libre, avec l’accès aux sources, nous aide à comprendre ce qu’on fait de nos données, mais, comme le notait très justement Ken Thompson il y a déjà trente ans1, on ne peut imaginer faire confiance à un logiciel que s’il est exécuté sur nos propres machines et dans un environnement dont on a la maîtrise totale. Mais du logiciel libre qui tourne hors de notre contrôle ne nous offre aucune protection : la plupart des acteurs dominants d’aujourd’hui, comme Google, Facebook, Amazon et Apple, utilisent massivement du logiciel libre dans leurs serveurs, et nos données ne s’en trouvent pas mieux protégées pour autant. Il est très naïf de penser que la solution à nos problèmes serait de remplacer une connaissance centralisée chez un de ces géants par une connaissance centralisée chez d’autres géants, et encore plus chez de petits hébergeurs, moins armés face aux cyberattaques.

Le difficile équilibre entre l’intérêt général et l’intérêt privé

Pouvons-nous trouver les moyens scientifiques et technologiques pour que nous puissions marier les avantages des infrastructures centralisées tout en gardant le contrôle sur l’usage qui peut être fait de nos données privées ? Pour résumer, aujourd’hui plus que jamais, il est important de savoir qui possède nos données, et lesquelles ; qui peut utiliser ces données, et dans quels buts ; qui contrôle les logiciels qui collectent, transmettent et analysent ces données, et par quels moyens.

Notre société a
besoin de l’aide de
la communauté scientifique.
Il est important de donner aux individus les moyens nécessaires pour qu’ils puissent décider, de façon informée, quelles sont les informations qu’ils souhaitent partager, avec qui et pour quels usages. Et il est important de développer les connaissances et la technologie nécessaires pour permettre à chaque individu de s’assurer que ses décisions sont effectivement respectées, sans qu’il soit obligé de faire confiance à des tiers.

Pour tout cela, notre société a besoin de l’aide de la communauté scientifique, et nous pose un défi qui est à la fois noble et stimulant : développer les connaissances scientifiques, technologiques et sociologiques nécessaires pour trouver, et réaliser efficacement, le juste équilibre entre l’usage agrégé de nos données personnelles, qui peut servir l’intérêt général, et la protection de notre vie privée contre les intrusions de plus en plus généralisées qu’elle subit.

Notes
1. « Reflections on Trusting Trust », Ken Thompson, Communication of the ACM, août 1984, vol. 27 (8) : 761-763.


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