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NAISSANCE D'UNE BIOLOGIE DU LANGAGE |
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Naissance d' une biologie du langage
Richard Wise dans mensuel 289
La parole est liée à des variations précisément localisées de l'activité cérébrale. L'analyse n'en est pas facile : l'énonciation est l'acte moteur le plus complexe qu'il nous soit donné de réaliser. Par ailleurs, l'imagerie cérébrale présente une résolution temporelle et spatiale insuffisante pour suivre en temps réel le processus d'énonciation d'un mot. Une cartographie du langage s'esquisse cependant, de même qu'une sorte de dynamique du discours. Ainsi constate-t-on que dire des mots abstraits se traduit par un débit sanguin plus élevé que l'énonciation de mots concrets...
Ce que nous savons du monde est emmagasiné dans des mémoires à long terme, que nous partageons avec tous les membres de notre culture. Par exemple, tous les automobilistes du monde réagissent de la même façon quand ils voient s'allumer les feux de stop du véhicule qui les précède. Ce qui nous distingue des autres primates est que nous pouvons exprimer par des mots le sens de notre comportement : en levant le pied de l'accélérateur, le chauffeur saura précisément que, même s'ils n'ont pas remarqué le signal de la voiture de devant, ses passagers comprendront immédiatement ce qu'il dira pour expliquer son comportement, dès lors qu'ils partagent sa culture et son langage.
Cela est rendu possible par l'existence dans le cerveau humain de systèmes neuraux spécialisés, dont nous pouvons localiser la distribution approximative par l'examen de sujets présentant une pathologie liée à une lésion cérébrale bien localisée. La coupe présentée en figure 1 est l'image par résonance magnétique IRM du cerveau d'une patiente qui, justement, avait perdu la compréhension du sens des feux de stop. Un jour, elle demanda à sa fille ce que les autres automobilistes voulaient dire avec leurs feux rouges - sa fille eut la présence d'esprit de lui interdire le volant. La personne ne perdait pas seulement la connaissance du sens et des conventions attachés à beaucoup d'objets du monde réel, mais aussi du sens de nombreux mots entendus ou lus. Son élocution était aisée et grammaticalement correcte, elle répétait sans mal des mots et des phrases, mais ses énoncés spontanés étaient relativement « vides » , elle semblait incapable de trouver les mots exprimant ses pensées et ses désirs. On constate sur l'image une atrophie très nette de l'aspect inféro-latéral du lobe temporal gauche, consécutive à une maladie neurodégénérative. Le déficit des connaissances sémantiques pourrait être attribué à cette atrophie cérébrale.
La figure 2 illustre le cas d'une autre patiente qui n'avait, elle, rien perdu de ses connaissances sur le monde, mais conservait d'un infarctus cérébral des troubles du langage. L'infarctus avait irrémédiablement abîmé le gyrus* du lobe temporal gauche. Deux ans après l'accident, la patiente pouvait convenablement comprendre et parler, mais lentement, et en sautant parfois des mots. Elle comprenait mal les phrases complexes et ne pouvait répéter que des énoncés très courts. En revanche, elle réussissait parfaitement les épreuves de connaissance sémantique.
Ces deux cas résument 150 ans d'observations. La conclusion globale en est que les représentations des mots sont représentées dans le cortex périsylvien adjacent à la scissure de Sylvius gauche et, dans une certaine mesure, par les lobes temporaux, pariétaux et frontaux. Le sens des mots, des images et des objets est pour sa part représenté dans le cortex extrasylvien gauche, notamment dans le cortex temporal inféro-latéral, mais probablement aussi dans le lobe pariétal et le cortex préfrontal gauches. Par exemple, un petit carnivore domestiqué à fourrure qui ronronne est un animal familier dont le savoir que nous en avons est représenté dans le cortex gauche extrasylvien, tandis que la structure sonore du mot désignant cet animal en anglais, « cat » , en français « chat » , en persan « gorbe » est représentée dans le gyrus supérieur temporal gauche.
On admet généralement que chez la plupart des droitiers et un grand nombre de gauchers, les mots et leur sens sont latéralisés à gauche. C'est pourquoi on attribue volontiers les troubles de la communication à des lésions localisées dans l'hémisphère gauche, telles que les accidents ischémiques*. Les troubles du langage consécutifs à une lésion de l'hémisphère droit sont moins marqués, mais se manifestent notamment par la perte de l'accent tonique dans l'acte énonciatif et l'incapacité à saisir les formes d'humour.
La localisation des fonctions à partir des données lésionnelles pose plusieurs problèmes méthodologiques. De toute évidence, l'avènement de la tomodensitométrie aux rayons X assistée par ordinateur et, plus récemment, de l'imagerie par résonance magnétique IRM a permis de localiser les lésions avec une précision que n'atteignait naguère que l'examen post mortem. Cependant, avant d'associer un processus psychologique normal à un endroit du cerveau par la méthode de l'analyse des déficits observation de la perte de certaines facultés plutôt que d'autres et de la localisation des lésions sur des images cérébrales, il faut poser un certain nombre d'hypothèses. La fonction étudiée - dans notre exposé, le langage - doit être modélisée comme un ensemble de processus liés à une région cérébrale. Il faut alors trouver un patient dont les fonctions langagières résiduelles s'expliquent au mieux par le dysfonctionnement d'un ou de quelques-uns de ces processus. Cela suppose que le déficit comportemental ne provienne pas d'un mécanisme parallèle et moins efficace mis en oeuvre par le patient pour compenser la perte totale de la fonction. Quand ces conditions sont réunies, rien ne prouve que l'emplacement de la lésion soit en rapport direct avec le site d'une fonction donnée. Les lésions focales, consécutives à un infarctus cérébral ou à un traumatisme crânien par exemple, sont contrôlées par des facteurs anatomiques et échappent aux frontières fonctionnelles. Il n'est pas rare qu'elles soient importantes, voire multiples. Elles peuvent affecter les voies conductrices de la substance blanche ou les noyaux profonds du cerveau, ainsi que la substance grise corticale. L'anomalie fonctionnelle que l'on observe alors peut tout aussi bien provenir de la défaillance d'une fonction mobilisant des régions cérébrales diverses et intactes que de la détérioration corticale due à la lésion.
L'imagerie cérébrale fonctionnelle a permis d'établir un lien entre structure et fonction. Sur des sujets normaux, les régions corticales sollicitées par une tâche donnée se révèlent par l'augmentation du débit sanguin des zones cérébrales1.
Les nouvelles techniques permettent de déceler d'infimes variations de cette activité. L'imagerie cérébrale présente bien entendu des limites, mais elles n'ont rien de rédhibitoire tant qu'elles sont prises en compte lors de la conception des études. Le temps est la première de cette limite. L'énonciation est l'acte moteur le plus complexe qu'il nous soit donné de réaliser et nous pouvons produire 10 à 15 phonèmes par seconde. Mais la mesure du flux sanguin des zones cérébrales prend plusieurs dizaines de secondes par la tomographie par émission de positons TEP et quelques secondes par l'IRM fonctionnelle - un délai trop long pour saisir en temps réel le déroulement de l'analyse acoustique d'un mot entendu, dont les variations extrêmement rapides de fréquence du signal énonciatif sont détectées par le cerveau en quelques dizaines de millisecondes.
La résolution spatiale est une autre limite des techniques d'imagerie cérébrale fonctionnelle : elle est de 5 à 10 mm en TEP, de 2 à 4 mm en IRM fonctionnelle. Ces techniques ne fournissent donc une résolution des variations de l'activité cérébrale que pour des régions comptant des millions de neurones reliés par des milliards de synapses.
Je vais maintenant résumer les résultats obtenus au moyen de la TEP sur le traitement auditif de mots isolés chez le sujet normal. La lecture a donné lieu à bien d'autres études intéressantes, fondées sur les mêmes principes que les travaux portant sur les mots entendus. En revanche, mis à part les recherches de Mazoyer et de son équipe, le traitement des phrases a rarement été abordé2. Le principal problème réside dans le fait que la syntaxe surajoute du sens à la signification propre des mots, et cette complexité fait des études sur les phrases un objectif que beaucoup jugent pour l'instant trop ambitieux.
Ecouter des mots provoque une activation des deux côtés du cortex auditif primaire et du cortex périauditif situé à sa périphérie. Les autres sons étudiés par imagerie cérébrale fonctionnelle tons, bruits parasites, mots inversés et interjections sollicitent ces mêmes régions. L'activité du cortex auditif augmente proportionnellement au rythme d'audition des mots3. Ce phénomène est illustré par l'étude d'un seul sujet auquel on a fait entendre des mots en accroissant leur rythme de 0 à 90 mots par seconde, l'activation étant mesurée en douze images. L'analyse a identifié deux régions répondant par une augmentation du débit sanguin à l'accélération du rythme d'audition des mots : sur les deux hémisphères, dans les cortex auditifs primaires ou dans leur voisinage immédiat fig. 3.
Les mots étant les sons acoustiques les plus complexes que nous soyons capables d'entendre et d'analyser, leur audition devrait en toute logique se manifester par l'activation d'une zone plus vaste du cortex associatif auditif que lors de l'audition de sons plus simples. C'est ce qui a été démontré en demandant à des sujets d'écouter des mots, puis de repérer dans chacun la présence ou l'absence de phonèmes spécifiques. On leur a par ailleurs demandé d'évaluer la hauteur de ton des sons entendus. En confrontant les résultats des deux exercices, on ne constatait plus l'activation dans la partie postérieure des premiers gyri temporaux, dans la région du cortex auditif primaire, car l'évaluation de la hauteur de ton produisait une activation tout aussi intense dans ces régions : ainsi, il n'était pas possible de distinguer la réponse aux mots de la réponse à d'autres sons. On observait en revanche que le repérage de phonèmes spécifiques entraînait une activité accrue dans les régions plus antérieures des premiers gyri temporaux de chaque hémisphère, légèrement plus intense à gauche4,5.
Une étude récente, dont les résultats ne sont pas encore publiés, nous a permis de confirmer que les sons non-linguistiques complexes et les mots activaient de la même manière le cortex auditif primaire et, à sa périphérie immédiate, le cortex périauditif. Cela ne signifie pas que ces régions ne présentent pas de neurones réagissant différemment. Cependant, la variation moyenne de l'activité synaptique, évaluée sur plusieurs dizaines de millions de synapses, attestait d'une même augmentation globale de l'activité, que les sons soient linguistiques ou non. Comme le laissaient présager les études précédentes, les parties plus antérieures des premiers gyri temporaux n'ont été activées que par des mots. L'audition des mots ne se traduisait par aucune asymétrie des réactions des lobes temporaux, à l'exception de la région la plus postérieure des premiers gyri temporaux, qui présente une réponse à gauche mais pas à droite.
Tout ceci suggère qu'en début de processus le traitement acoustique des mots sollicite très largement la partie antérieure du cortex associatif auditif des deux hémisphères. Ce système est probablement redondant, dans la mesure où les patients présentant des lésions importantes du lobe temporal gauche ou droit conservent la faculté de distinguer les sons des mots. L'activation asymétrique de la région postérieure du premier gyrus temporal gauche indique la présence d'une zone de spécialisation de l'hémisphère gauche pour le traitement des mots - zone où toute lésion risque fort d'entraîner un grave déficit des fonctions langagières.
Nous avons également mis en évidence une région du lobe temporal gauche qui réagit différemment aux mots, selon qu'ils sont abstraits altruisme, idée ou concrets autobus, rhinocéros, etc.. Lorsque nous avons fait écouter à nos sujets des listes de mots mêlant les lexiques abstrait et concret, une partie du cortex associatif auditif réagissait de façon diverse, manifestant une activité plus intense à l'audition des mots les plus abstraits et une baisse d'activité pour les mots les plus concrets. On conçoit aisément les différences fondamentales qui interviennent dans le traitement de ces types de mots : il est en effet plus facile d'expliquer la distinction entre un avion et un planeur qu'entre l'altruisme et la charité. Cette différenciation psychologique a son corrélat physiologique dans le lobe temporal gauche fig. 4. Dans la mesure où le degré d'abstraction d'un mot tient non pas à sa forme sonore mais à sa forme sémantique, cette étude a démontré que les corrélations d'activité peuvent être sensibles aux représentations mentales dans ce cas, de la mémoire sémantique ainsi qu'aux perceptions sensorielles différence de rythme d'émission des mots entendus, par exemple, comme le montre la figure 3.
Il n'est pas nécessaire de comprendre un mot entendu pour le répéter - ce qui nous permet de répéter des mots inversés, tout à fait inédits pour nous, ou d'apprendre des mots dans une langue étrangère avant même d'en connaître le sens. Cette tâche active le cortex sensori-moteur primaire contrôlant la motricité des muscles de l'articulation1. Les études par TEP réalisées à ce jour suggèrent que les activations du cortex auditif associées à l'audition de sa propre voix après répétition ou lecture à voix haute d'un mot sont très semblables à celles que suscite la voix d'un tiers. Cependant, nous nous attendons à entendre notre propre voix au moment même où nous parlons, et si l'on introduit un décalage de l'écoute au moyen de filtres électroniques, ce décalage, aussi bref soit-il, nous déroute inévitablement. Par conséquent, bien qu'il soit tout à fait logique que le même système intervienne pour analyser les contenus de notre discours et de celui d'un autre sans quoi il y aurait une duplication superflue, tout laisse à penser que la perception auditive est modulée par l'anticipation de l'articulation.
Lors de la répétition des mots mono- ou bisyllabiques, le phénomène le plus frappant est l'extraordinaire symétrie de l'activation fig. 5. L'audition de mots et du son de sa propre voix après articulation active les cortex auditif et périauditif, alors que la commande de la motricité des muscles de la phonation muscles de la respiration, larynx et voile du palais, langue, lèvres et mâchoire déclenche une activation sensori-motrice bilatérale.
La restitution de mots isolés peut être obtenue en réponse à un certain nombre d'indices. Une technique largement mise en oeuvre dans les expériences par TEP consiste à demander au sujet de penser à autant de mots que possible commençant par une lettre donnée, ou appartenant à une catégorie sémantique précise animaux, ustensiles de cuisine, etc.. La restitution pouvant porter sur des mots relevant de différentes classes grammaticales, on peut ensuite demander aux sujets d'apparier des verbes associés à la représentation visuelle ou auditive d'un substantif ainsi, le substantif « seau » appellerait des verbes tels que « remplir, vider, porter, tinter » .
La méthode de rappel libre en réponse à une lettre initiale, la restitution de noms à partir d'une catégorie sémantique ou de verbes à partir d'un substantif, sont autant d'exercices qui déclenchent des activations très étendues des surfaces latérales et médianes du lobe frontal gauche6. La partie postérieure du cortex temporal inféro-latéral gauche et la partie postérieure et inférieure du lobe pariétal gauche sont également activées. Contrairement à l'écoute simple ou à la répétition de mots, qui suscitent des activations symétriques autour des deux scissures de Sylvius, la restitution dirigée de mots entraîne une activation importante à l'écart de cette scissure, essentiellement latéralisée à gauche. L'aisance verbale est un processus complexe qui fait intervenir un certain nombre de mécanismes psychologiques indépendants. Dans un premier temps, il s'agit d'une simple tâche analytique, amorçant une stratégie d'aide à la restitution lexicale. Or, pendant cette opération, le sujet doit garder en mémoire l'indice de départ ainsi que ses réponses précédentes, de façon à ne pas se répéter. Il doit faire appel à son bagage cognitif pour récupérer des mots adéquats et rejeter les autres par un mécanisme interne de vérification.
Des études plus spécifiques engagent les sujets à retrouver des mots en réponse à des images. Il peut s'agir de nommer l'objet, de décrire l'utilisation d'un objet utilitaire, ou encore d'évoquer la couleur la plus caractéristique d'un objet dont le dessin est présenté en noir et blanc. Ces travaux ont mis en évidence des activations latéralisées à gauche à l'écart de la scissure de Sylvius, particulièrement dans la partie inférieure et postérieure du cortex temporal7,8. Une étude récente a montré que la reconnaissance des visages célèbres, des animaux et des outils, sollicitent des régions distinctes du lobe temporal gauche, et le site de ces activations, révélé par image TEP, est très proche de l'emplacement des lésions provoquant un déficit du traitement de certaines catégories de mots. Un patient atteint de ce type de trouble nommera par exemple difficilement des outils, mais remettra sans difficulté un nom sur des visages célèbres ou des animaux9.
Au total, les études par tomographie par émission de positons de l'augmentation du débit sanguin des différentes zones cérébrales en réponse aux tâches d'audition et de répétition de mots ont mis en évidence des activations bilatérales autour des deux scissures de Sylvius. Les exercices tels que la compréhension de mots, la restitution de noms à partir de représentations visuelles d'objets inanimés, d'animaux ou de visages, exigeant un traitement des mots plus approfondi, déclenchent des activations largement latéralisées à gauche et distribuées à l'écart de la scissure de Sylvius gauche. Ces études ont permis de localiser le siège du traitement acoustique et phonique des mots, symboles du langage parlé fonctions périsylviennes, et les régions dans lesquelles s'opèrent le traitement sémantique et la dénomination des objets cortex extra-sylvien gauche, essentiellement dans le lobe temporal gauche.
1 S.E. Petersen et al., Nature, 331, 585, 1988.
2 B.M. Mazoyer et al., Journal of Cognitive Neuroscience, 5, 467, 1993.
3 C. Price et al., Neuroscience Letters, 146, 179, 1992.
4 R.J. Zatorre et al., Cerebral Cortex, 6, 21, 1996.
5 J.-F. Demonet et al., Brain, 115, 1753, 1992.
6 E. Warburton et al., Brain, 119, 159, 1996.
7 A. Martin et al., Nature, 379, 649, 1996.
8 A. Martin et al., Science, 270, 102, 1995.
9 H. Damasio et al., Nature, 380, 449, 1996.
NOTES
GYRUS
circonvolution cérébrale située à la surface du cortex.
ACCIDENT ISCHEMIQUE
provoqué par un arrêt ou une insuffisance de la circulation du sang dans un organe ou un tissu.
DOCUMENT larecherche.fr LIEN |
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LA MÉMOIRE 3 |
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Identité personnelle et apprentissage
la mémoire et l'oubli - par Pierre Jacob dans mensuel n°344 daté juillet 2001 à la page 26 (2608 mots)
Notre système cognitif forme des représentations de représentations mentales, les nôtres ou celles d'autrui : des métareprésentations. Cette capacité nous permet d'accumuler des souvenirs autobiographiques. Elle nous permet aussi de mémoriser des énoncés que nous ne comprenons pas, ce qui facilite nos apprentissages.
Comme d'autres animaux, les êtres humains construisent et renouvellent leur représentation du monde à partir de deux sources fondamentales : la perception et la mémoire. Faute de percevoir, un animal ne saurait rien de son environnement. Sans mémoire, un système physique par exemple, un thermostat ou une cellule photoélectrique peut sans doute traiter des informations ; mais il ne peut pas apprendre. Autrement dit, il ne peut pas adapter sa conduite aux changements de l'environnement. Or, un système incapable d'apprendre n'est pas un système cognitif authentique.
Toutefois, dans le règne animal, seuls les êtres humains se soucient de leur mémoire. Ils sont aussi les seuls à posséder la faculté de langage. En un mot, seul un être humain peut faire ce que fait le lecteur du présent article de La Recherche : à savoir, sacrifier plusieurs minutes de sa précieuse existence dans le seul but de comprendre un ensemble de phrases d'une langue naturelle consacrées à la mémoire humaine. Pourquoi nous soucions-nous donc de notre mémoire ? Quelle capacité permet aux humains de s'inquiéter de la fiabilité de leur mémoire ?
Suivant la voie ouverte entre autres par Dan Sperber1, de l'institut Jean-Nicod du CNRS, je défends l'idée que la réponse générale à cette question, c'est que la cognition humaine comporte une dimension fondamentalement métacognitive. Nous nous soucions non seulement de notre mémoire mais de notre équipement cognitif en général parce que notre cognition comporte une dimension métacognitive.
Les recherches menées en logique, en philosophie et en sciences cognitives depuis une trentaine d'années ont mis en évidence l'importance des capacités métareprésentationnelles dans la cognition humaine. Un système cognitif produit et manipule des représentations mentales et linguistiques d'états de choses de l'environnement. Une fois produite, une représentation mentale, linguistique ou picturale peut être à son tour représentée par une représentation d'ordre supérieur ou métareprésentation voir l'encadré « Les métareprésentations ». Par exemple, le titre du tableau de Magritte représentant une pipe Ceci n'est pas une pipe est une métareprésentation linguistique d'une représentation picturale d'une pipe.
Dès lors qu'une créature peut métareprésenter des représentations, elle peut tout à la fois représenter ses propres représentations et celles d'autrui. Si l'existence des capacités métareprésentationnelles n'a aucune incidence sur les capacités perceptives d'un organisme, il n'en va pas de même de sa mémoire. Le fait qu'une créature puisse représenter ses propres représentations lui confère une véritable mémoire autobiographique, c'est-à-dire une identité personnelle. Le fait qu'une créature puisse représenter les pensées d'autrui lui confère des capacités d'apprentissage exceptionnelles dans le règne animal. Les métareprésentations jouent un rôle crucial dans la formation des savoirs culturels humains, notamment des savoirs scientifiques.
Mémoire autobiographique. Grâce à ses capacités métacognitives, un individu peut représenter ses propres pensées présentes ou passées. Grâce aux métareprésentations de ses propres représentations mentales, il acquiert donc une mémoire autobiographique qui lui assure son sentiment d'identité personnelle. Elle nourrit le dossier d'informations grâce auxquelles une personne se rapporte à elle-même comme à l'unité plus ou moins cohérente et fragile d'une succession d'expériences à travers le temps.
Au sein de la mémoire humaine, les psychologues contemporains distinguent plusieurs sous-systèmes2. Depuis les travaux de Daniel Schacter, de l'université Harvard, dans les années 1980, on distingue la mémoire déclarative et la mémoire procédurale grâce à laquelle un animal acquiert des habitudes et fait l'apprentissage des gestes moteurs caractéristiques de son espèce. La forme de la mémoire déclarative humaine la plus directement impliquée dans la construction de l'identité personnelle est ce que le psychologue Endel Tulving, de l'université de Toronto, nomme la mémoire épisodique et qu'il oppose à la mémoire sémantique3. La mémoire épisodique n'est autre que ce qu'en 1890 le philosophe-psychologue américain William James nommait purement et simplement « la mémoire4 ». Comme son nom l'indique, elle concerne des épisodes de vie ou des événements singuliers. Grâce à sa mémoire épisodique, un individu peut revivre des événements qu'il a déjà vécus. Comme le dit Tulving, « Le souvenir épisodique a la forme d'un voyage mental à travers le temps subjectif 5 . » Seules les expériences que j'ai directement vécues sont donc des souvenirs épisodiques. En revanche, ma mémoire sémantique est constituée par l'ensemble des connaissances objectives de faits et d'événements dont je n'ai pas été directement témoin et auxquels je n'ai pas directement participé. Contrairement à la mémoire sémantique qui est une source de connaissance à la troisième personne, la mémoire épisodique est égocentrée : elle reflète la perspective de l'individu sur les événements qu'il a vécus voir l'article de Mark Wheeler dans ce numéro.
Le langage ordinairement utilisé pour décrire le contenu de nos expériences perceptives et de nos souvenirs suggère un parallélisme entre la perception et la mémoire humaines. En français, il existe deux usages des verbes de perception : je peux « voir l'ordinateur » et je peux aussi « voir que l'ordinateur est allumé ». Autrement dit, le complément d'objet direct du verbe « voir » peut être un syntagme nominal ou une proposition. A la fin des années 1960, le philosophe Fred Dretske, de l'université du Wisconsin, a soutenu qu'à cette distinction linguistique correspond une distinction psychologique entre deux niveaux distincts de la perception visuelle : la perception simple ou non épistémique d'un objet particulier et la perception épistémique d'un fait6. La perception non épistémique requiert une relation causale directe entre l'objet perçu et celui qui le perçoit. La perception épistémique requiert un minimum de conceptualisation. Un bébé humain ou un animal dépourvu du concept d'ordinateur ne peut pas percevoir au sens épistémique le fait que l'ordinateur est allumé. Mais s'il est à la bonne distance, si l'éclairage est suffisant et si son système visuel est en bon état de fonctionnement, le bébé peut parfaitement voir, au sens non épistémique, un ordinateur. Enfin, en un sens « super-épistémique », je peux voir que le réservoir de mon automobile est vide sans même voir le réservoir de mon automobile. Il suffit pour cela que je voie la jauge à essence sur le tableau de bord et que je sache que la position de l'aiguille de la jauge à essence indique la quantité de carburant dans le réservoir.
De même, il existe une distinction parallèle entre deux usages du verbe « se souvenir ». Je peux me souvenir du linguiste Noam Chomsky et je peux me souvenir que Noam Chomsky est l'auteur de Syntactic Structures . Dans le premier cas, le verbe « se souvenir » a pour complément d'objet un nom. D'un point de vue psychologique, tout se passe comme si je me souvenais d'une entité particulière que j'ai perçue directement dans le passé. Dans le second cas, le verbe « se souvenir » prend pour complément une proposition. D'un point de vue psychologique, je me rapporte par la mémoire à un fait. L'usage propositionnel du verbe « se souvenir » semble donc correspondre à la mémoire sémantique et non à la mémoire épisodique. Je peux avoir en mémoire le fait que Chomsky est l'auteur de Syntactic Structures sans avoir jamais rencontré Chomsky ni vu le livre.
Mémoire égocentrée. La perception non épistémique d'un objet est égocentrée car elle requiert une relation spatiale, immédiate et causale entre l'observateur et l'objet perçu. En revanche, la perception épistémique d'un fait résulte d'un processus de conceptualisation et d'abstraction à partir de la perception simple. De même, parce que les souvenirs épisodiques sont des souvenirs subjectifs de l'expérience passée, la mémoire épisodique est une mémoire égocentrée. Parce que les informations stockées dans la mémoire sémantique sont des connaissances objectives, la mémoire sémantique est une mémoire plus détachée que la mémoire épisodique. Faut-il conclure du parallélisme entre la perception et la mémoire que la mémoire épisodique est à la mémoire sémantique ce que la perception non épistémique des objets est à la perception épistémique des faits ? Pour deux raisons complémentaires, la réponse à cette question est négative.
En premier lieu, quoique la mémoire épisodique soit égocentrée, les souvenirs épisodiques n'en sont pas moins des souvenirs de faits. La perception visuelle a notamment pour but de servir l'action visuellement guidée. Ainsi, nous pouvons saisir et manipuler des objets fixes ou mobiles dans notre environnement grâce au fait que nous les voyons. Nous pouvons adapter la position de notre corps pour suivre continûment la trajectoire d'un objet en mouvement. Nous percevons donc directement le mouvement d'un objet qui se déroule dans l'espace et dans le temps. Mais nous ne mémorisons pas le mouvement d'un objet : nous mémorisons le fait qu'un objet s'est déplacé. Or, le fait qu'un objet s'est mu dans l'espace et dans le temps n'est pas lui-même dans l'espace et dans le temps. Si j'ai vu le mouvement d'un objet et si je m'en souviens, mon souvenir du mouvement de l'objet peut être un souvenir épisodique. Mais le contenu de mon souvenir épisodique n'est pas identique au contenu de ma perception non épistémique du mouvement de l'objet.
Mémoire réflexive. La deuxième différence entre la perception non épistémique et la mémoire épisodique repose sur le fait que celle-ci est, selon la terminologie de Tulving, autonoétique du grec noesis qui veut dire « savoir » : la mémoire épisodique est une source de connaissance de soi. Comme l'a récemment souligné en d'autres termes le philosophe Jérome Dokic de l'université de Rouen et de l'institut Jean-Nicod, ce qui distingue la mémoire épisodique de la mémoire sémantique, c'est sa réflexivité7. Mon souvenir épisodique de Chomsky a ceci de singulier que son contenu concerne l'origine même de ce souvenir : je me souviens que Chomsky était impitoyable dans le débat public mais chaleureux en tête à tête et que ce souvenir de Chomsky dérive de ma rencontre avec lui. Le contenu de ce souvenir épisodique est réflexif car il porte en partie sur Chomsky et en partie sur lui-même. En vertu du fait qu'il porte sur lui-même, c'est un souvenir métareprésentationnel ou « souvenir de second ordre ». Un souvenir épisodique est autonoétique parce qu'il représente nécessairement le fait qu'il dérive lui-même de l'expérience personnelle du sujet, et non pas du témoignage d'autrui. Cette réflexivité de la mémoire épisodique, qui la distingue fondamentalement de la perception, est une condition de la connaissance de soi et de l'identité personnelle.
Le fait que la mémoire épisodique a une structure métareprésentationnelle permettrait d'expliquer un phénomène abondamment décrit par les psychologues depuis Freud : le phénomène dit de l'« amnésie infantile », c'est-à-dire le fait que la plupart des êtres humains adultes ne conservent aucun souvenir de leur propre expérience enfantine avant l'âge de quatre ans. Or, la psychologie du développement a montré qu'avant l'âge de 4 ans,un enfant humain ne parvient pas à représenter des croyances différentes des siennes. Si un enfant de moins de quatre ans croit à juste titre que la balle bleue est dans le panier, il ne peut pas concevoir qu'une autre personne puisse croire faussement qu'elle est dans le tiroir. Autrement dit, les capacités métareprésentationnelles des enfants de moins de 4 ans ne sont pas complètement opérationnelles voir l'encadré « Les métareprésentations ». Comme l'a fait remarquer le psychologue Josef Perner, de l'université de Salzbourg, il est frappant que les êtres humains ne sont capables de former des souvenirs épisodiques d'événements dont ils ont eu l'expérience directe qu'à la condition de disposer de capacités métacognitives pleinement opérationnelles8.
Contrairement à la mémoire épisodique, la mémoire sémantique est un savoir objectif : Tulving la qualifie de mémoire noétique. Elle n'est ni égocentrique ni réflexive. Elle n'est pas intrinsèquement métareprésentationnelle, mais elle peut contenir des métareprésentations. Il y a, par exemple, dans ma mémoire sémantique une métareprésentation de la célèbre thèse de Chomsky selon laquelle un automate à états finis ne peut pas engendrer toutes les phrases d'une langue naturelle. Tandis que la mémoire épisodique est au coeur de l'identité personnelle, la mémoire sémantique joue un rôle crucial dans l'apprentissage. Or, certains apprentissages culturels proprement humains, notamment scientifiques, dépendent des capacités métareprésentationnelles humaines. Ils dépendent surtout de la capacité de représenter les représentations d'autrui. Pour agir et naviguer dans l'espace, un animal doit former des représentations de son environnement. Pour un prédateur dépourvu de capacités métareprésentationnelles, toute représentation mentale d'un état de choses de l'environnement, par exemple, le fait qu'une proie soit dans un arbre, doit être stockée en mémoire comme la représentation d'un fait. Faute de capacités métareprésentationnelles, une créature traite inflexiblement une représentation mentale d'un fait comme une croyance véridique.
Depuis Bertrand Russell9, les philosophes analysent les représentations mentales humaines comme des « attitudes propositionnelles » : l'état de choses représenté correspond au contenu représenté et l'individu traite ce contenu en fonction d'une attitude particulière. On peut croire, supposer, vouloir, redouter, espérer, déplorer, etc. que George Bush est ou soit le nouveau Président des Etats-Unis. Or, l'épanouissement des capacités de représentation des pensées d'autrui chez l'homme a rendu possibles conjointement un assouplissement des attitudes et un enrichissement des contenus propositionnels représentables.
Voyons d'abord l'assouplissement des attitudes. N'importe quel être humain adulte peut former et stocker dans sa mémoire sémantique une croyance sur une croyance d'autrui sans souscrire à la croyance d'autrui. Je peux former la croyance que Monique croit que les sorcières possèdent des pouvoirs magiques sans souscrire à la croyance de Monique. Pour former cette croyance d'ordre supérieur sur une croyance de Monique, je dois incontestablement être capable de former la pensée que les sorcières possèdent des pouvoirs magiques. Mais il n'est pas requis que je tienne la croyance de Monique pour vraie. Je peux métareprésenter une représentation sans l'accepter ou la croire vraie. Grâce à l'émergence des capacités métareprésentationnelles, le scepticisme et la science deviennent possibles : une créature peut considérer explicitement la question de savoir si elle doit admettre ou rejeter une proposition. Elle peut suspendre son jugement en attendant des preuves supplémentaires.
Voyons enfin l'enrichissement des contenus propositionnels représentables. Grâce à la communication verbale avec ses congénères, une créature douée de capacités métacognitives peut non seulement former et mémoriser des représentations d'états de choses perçus par autrui et non directement par elle-même, mais elle peut de surcroît concevoir et mémoriser des représentations d'états de choses non perceptibles, comme le sont, par exemple, les représentations mathématiques et religieuses.
Incompréhension mémorisée. Imaginons un élève dont le professeur de mathématique vient de soutenir conjointement que l'ensemble des nombres entiers est infini et que l'ensemble des nombres réels est plus grand que l'ensemble des entiers. L'élève ne comprend pas exactement la seconde proposition, ni comment la concilier avec la première. Si deux ensembles sont infinis, comment l'un peut-il être plus grand que l'autre ? Mais l'élève peut avoir de bonnes raisons de tenir son professeur pour une source fiable d'information et donc de tenir pour vrai l'un de ses énoncés. Il ne serait donc pas irrationnel de sa part de stocker dans sa mémoire sémantique à long terme une représentation mentale de la phrase énoncée par son professeur. Quoiqu'il ne sache pas exactement quelle proposition a exprimé son professeur, il peut néanmoins stocker dans sa mémoire sémantique une métareprésentation de ce qu'a dit son professeur. Il pourra ainsi réexaminer ultérieurement le contenu de l'affirmation de son professeur. Nombreux sont probablement les apprentissages scientifiques qui dépendent ainsi des capacités humaines de représentations des représentations mentales et linguistiques d'autrui.
Si le lecteur est parvenu jusqu'à ce stade du présent article de La Recherche , c'est grâce à ce que le psychologue Alan Baddeley, de l'université de Bristol, nomme sa « mémoire de travail10 ». S'il en retire un bénéfice intellectuel, c'est en partie parce qu'il a stocké dans sa mémoire sémantique des métareprésentations des énoncés plus ou moins ésotériques qu'il aura perçus au cours de sa lecture
Par Pierre Jacob
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LA MÉMOIRE |
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LA MÉMOIRE
Notre mémoire se structure en sous-systèmes regroupant, chacun, des souvenirs différents. Le modèle le plus courant consiste à les distinguer en fonction de la durabilité des souvenirs.
Mémoire à court terme
Appelée également mémoire de travail, elle a une capacité limitée : elle permet de conserver un petit nombre d'items en tête pendant quelques dizaines de secondes. Cette forme de mémoire permet la répétition immédiate d'une information - un numéro de téléphone par exemple -, qui peut parfois être « manipulée », pour faire du calcul mental.
Mémoire à long terme
Elle permet de conserver durablement des informations pendant des jours, voire des années. Elle est subdivisée en quatre formes de mémoire différentes : la mémoire épisodique, sémantique, perceptive et procédurale.
1 Mémoire épisodique
Elle conserve les événements personnellement vécus par l'individu, ainsi que leur contexte date, émotions.... Elle donne au sujet l'impression de revivre l'événement initial.
2 Mémoire sémantique
Elle permet le stockage des connaissances générales sur le monde et sur soi profession, taille, âge, etc.. Elle conserve également tout ce qui se rapporte au langage.
3 Mémoire perceptive
Elle conserve les informations apportées par les sens sur la forme des objets, leur texture, leur odeur, et est souvent sollicitée à l'insu du sujet, de façon automatique.
4 Mémoire procédurale
Elle enregistre les gestes dont l'utilisation devient automatique au fil du temps faire ses lacets, conduire une voiture, etc., ainsi que les procédures mentales protocole pour résoudre un problème de mathématiques, par exemple.
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NEUROSCIENCES ET ROBOTIQUE |
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A l'heure des neurosciences
spécial robots - par Jean-Jacques Slotine dans mensuel n°350 daté février 2002 à la page 16 (3027 mots) | Gratuit
Connaît-on l'ascidie, ce petit animal marin qui, après s'en être servi pour se mouvoir, digère tranquillement son cerveau, car il n'en a plus besoin ? Plus que jamais à l'école du vivant, la robotique s'aventure aujourd'hui vers la prise en compte de phénomènes qui vont bien au-delà de la conception classique du « cerveau dans la boîte ».
« Alors la babouine demande timidement au babouin, les yeux chastement baissés : Aimez-vous Bach ? » Albert Cohen .
L'heure est au dialogue entre robotique et neurosciences, et, au-delà des analogies les plus évidentes, à l'élaboration de problématiques communes. Partout dans le monde se créent des centres regroupant neurosciences, biologie, modélisation mathématique et robotique. Témoin de l'ampleur du phénomène : le nouveau McGovern Institute, au MIT, qui va y consacrer pas moins de 350 millions de dollars - à peu près autant que le synchrotron Soleil ! Nous sommes sans doute à l'aube d'une véritable approche « système » de la compréhension du cerveau, réalisant le vieux rêve de la cybernétique.
Cette fertilisation croisée, cette coévolution, pourrait-on dire, n'est certes pas nouvelle. La nature inspirait déjà la robotique du temps des tortues de Grey Walter, en 1950. Mais l'accélération considérable au cours des vingt dernières années des découvertes sur le cerveau, la physiologie de l'action, ou encore l'acquisition de la parole et du langage, a changé la donne. Jim Watson, le codécouvreur de la structure de l'ADN et le promoteur du programme « Génome humain », fait avec raison de la compréhension du cerveau le grand défi scientifique du XXIe siècle. Compréhension susceptible de remettre en question notre conception de la science elle-même : c'est avec notre cerveau que nous créons des théories !
Mais à l'inverse, la robotique peut éclairer la physiologie, l'artificiel illuminer le vivant. Comme le remarque le biologiste Edward O. Wilson, dans son classique Consilience : the Unity of Knowledge 1998 « Le moyen le plus sûr d'appréhender la complexité du cerveau, comme de tout autre système biologique, est de le penser comme problème d'ingénierie . »I 1 L'ambition de la robotique est de comprendre de quelles capacités on peut doter une machine en interaction physique avec son environnement, et comment cette machine peut par elle-même s'adapter et apprendre.
En neurosciences, on associe de plus en plus l'évolution et le développement des processus cognitifs au raffinement des fonctions sensori-motrices2. Le neurologue Rodolfo Llinas3, à l'université de New York, cite l'exemple de l'ascidie, petit animal marin qui, après avoir nagé vers le rocher où il s'installera, digère son cerveau, devenu inutile dès lors qu'il n'a plus à se déplacer ! De même, l'interaction physique et dynamique avec l'environnement, le contrôle du mouvement, poussent la robotique au-delà du domaine conceptuel classique de l'intelligence artificielle, du brain in a box cerveau dans une boîte.
Mémoire parfaite. En règle générale, la robotique est très loin d'égaler la nature, mais ses contraintes ne sont pas les mêmes et, pour certaines tâches, elle fait même mieux que la nature. Malgré la grande flexibilité de positionnement des actionneurs moteurs, muscles artificiels, etc. et des capteurs caméras, encodeurs, etc., le hardware mécanique est très à la traîne, tant en complexité qu'en robustesse et en adaptabilité. En revanche, la robotique bénéficie de la possibilité de coder explicitement des relations mathématiques complexes les équations de la mécanique, par exemple, permettant souvent soit des raccourcis à travers les calculs de la nature, soit des techniques fondamentalement différentes. Les robots possèdent également une mémoire parfaite et une capacité de répétition exacte. Si l'on veut qu'un robot apprenne à marquer des paniers au basket-ball, il lui suffit de déterminer une fois pour toutes la relation entre son mouvement et l'endroit où la balle tombe : problème mathématique simple qui conduira à un apprentissage rapide. Le robot dispose également de possibilités de simulation en temps très accéléré, alors qu'il faut à l'homme à peu près autant de temps pour imaginer un mouvement que pour l'effectuer. Un robot peut « penser » en 5 ou 10 dimensions aussi facilement qu'en 3. Enfin la robotique tire profit de l'accélération constante des moyens de calcul4, au point de pouvoir calculer plus vite que la nature elle-même.
Un autre avantage des robots sur les systèmes biologiques est la rapidité de la transmission de l'information. La vitesse de transmission des impulsions nerveuses est bien inférieure à la vitesse du son. Elle est donc environ un million de fois plus petite que celle de l'information dans un câble électrique. De plus, à chaque connexion synapse entre neurones le signal électrique est transformé d'abord en signal chimique, puis de nouveau en signal électrique à l'arrivée, perdant chaque fois environ 1 ms : un peu comme un train qui prend un ferry-boat. Ce rôle central des délais conditionne certains aspects de l'architecture des systèmes biologiques, par exemple l'organisation massivement parallèle des calculs dans les cent milliards de neurones du cerveau et leurs millions de milliards de synapses. Laquelle architecture parallèle, il faut le reconnaître, se prête particulièrement bien aux problèmes d'approximation distribuée, c'est-à-dire d'apprentissage.
Cette question du temps est aussi au coeur de bien des aspects importants de la robotique, qu'il s'agisse de la téléprésence - comment commander un robot à l'autre bout de la planète ou au fond de l'océan, « comme si vous y étiez » -, pour coordonner la vision par ordinateur et la manipulation, et, comme chez les êtres vivants, pour tous les mécanismes permettant l'unité de la perception binding.
Notre laboratoire a beaucoup étudié l'adaptation et la coordination vision-manipulation5,6, et leur illustration expérimentale sur des robots rapides. Comment un robot attrape-t-il un objet qu'on lui lance ? Il doit anticiper la trajectoire de l'objet, sur la base d'informations visuelles - obtenir ces informations avec une précision suffisante peut nécessiter d'utiliser des caméras mobiles, comme le fait l'oeil quand il suit un objet en mouvement. Il doit planifier une trajectoire pour intercepter l'objet et l'attraper - il peut être judicieux, par exemple, d'attraper l'objet tangentiellement à sa trajectoire, de façon à nécessiter moins de précision du timing de la fermeture de la main, et aussi à attraper l'objet plus délicatement. Une fois l'objet attrapé, il faut le décélérer progressivement et ne pas le laisser tomber, en s'adaptant très vite à ses propriétés dynamiques inconnues masse, position du centre de masse, moments d'inertie. Ces travaux nous ont conduits à rechercher des méthodes et des concepts généraux pour aborder systématiquement des questions de plus en plus complexes, impliquant une réflexion plus directe sur ce que nous apprend le monde du vivant.
Primitives motrices. La solution de la nature à la construction progressive de tels systèmes est, bien sûr, l'évolution. Tout objet biologique, et le cerveau en particulier, résulte de l'évolution. Celle-ci procède par accumulation et combinaisons d'éléments intermédiaires stables, créant ainsi des structures fonctionnelles de plus en plus complexes7,8. Selon la formule de François Jacob, « De la bactérie à la drosophile, quel bricolage depuis trois milliards d'années ! » La réponse émotionnelle humaine, par exemple, combine deux éléments intermédiaires stables, une boucle archaïque rapide ne passant pas par le cortex, et une boucle corticale plus lente9. Le système immunitaire humain se compose d'une série de couches fonctionnelles, où se combinent notamment des mécanismes rapides et archaïques d'immunité innée, et des mécanismes plus lents d'immunité acquise ou adaptative, dont le temps de réponse dépend de l'exposition antérieure au pathogène.
De même, l'architecture de contrôle du mouvement chez les vertébrés utilise des combinaisons de primitives motrices. Emilio Bizzi et ses collègues, au MIT, ont fait, sous divers protocoles expérimentaux, l'expérience suivante. On excite la moelle épinière d'une grenouille anesthésiée, et un capteur placé sur la cheville de l'animal mesure le champ de forces ainsi créé. Deux conclusions. Tout d'abord, si l'on déplace l'excitation le long de la moelle épinière, on n'obtient que quatre champs de forces, correspondant à quatre régions de la moelle. De plus, si l'on excite deux régions en même temps, on obtient essentiellement la somme vectorielle des champs de forces. Ces résultats et des expériences plus récentes suggèrent que les mouvements de la grenouille, par exemple quand elle saute pour attraper un insecte, sont obtenus par simples combinaisons de primitives motrices élémentaires, modulées temporellement dans la moelle épinière sur la base d'informations provenant du cerveau.
Les accumulations progressives de configurations stables sont un thème récurrent dans l'histoire de la cybernétique et de l'intelligence artificielle, depuis les tortues de Grey Walter à la « Society of Mind10 » de Marvin Minsky 1986, en passant par les architectures hiérarchiques de Herbert Simon11 1962, les véhicules de Valentino Braitenberg12 1984, et autres insectes de Rodney Brooks13 1986, 1999.
Ces accumulations progressives forment aussi la base de théories récentes sur le fonctionnement du cerveau, qui privilégient l'interaction massive entre structures spécialisées pour expliquer la pensée et la conscience14,15,16.
Un des thèmes centraux des neurosciences est de comprendre comment des informations provenant de diverses modalités sensorielles, traitées par des centaines de régions spécialisées dans le cerveau, aboutissent à une perception unifiée. Dans le seul système visuel, par exemple, certaines aires corticales traitent les contours, d'autres les formes, le mouvement, les distances, la couleur... Mais ces processus sont inconscients. Vous ne voyez qu'un enfant en train de jouer au ballon sur la plage. Des recherches récentes suggèrent que cette unité de la perception, sans système centralisé de coordination « Il n'y a pas d'aire en chef » , comme le dit Gerald Edelman, pourrait essentiellement être le résultat de milliers de connexions réciproques entre aires spécialisées, particulièrement dans le système thalamo-cortical. Le thalamus est une formation qui a évolué avec le cortex. Toutes les informations sensorielles qui arrivent au cortex passent par le thalamus, où elles sont sélectionnées. De plus, beaucoup des connexions entre les différentes aires du cortex passent également par le thalamus17.
Boucles lentes. Il s'agit là de boucles rapides. La description se complique si on intègre l'existence de milliers d'autres boucles, « lentes » et inconscientes, qui partent du cortex, passent par les ganglions de la base ou le cervelet deux structures intervenant notamment dans la planification et dans le contrôle des mouvements, puis par le thalamus, avant de revenir au cortex. D'autres boucles encore passent par l'hippocampe une autre structure, liée à la mémoire à long terme. L'un des rôles de ces boucles pourrait être de permettre une sorte de « jeu des vingt questions » sélectionnant les informations les plus pertinentes pour une tâche donnée. Le délai de transmission de l'information à travers chacune de ces boucles est de l'ordre de 150 ms. Comment le système converge-t-il malgré ces délais ?
Intrinsèquement, accumulations et combinaisons d'éléments stables n'ont aucune raison d'être stables, et donc d'être retenues à l'étape suivante de l'évolution ou du développement. D'où notre hypothèse que l'évolution favorise une forme particulière de stabilité, automatiquement préservée en combinaison. Une telle forme de stabilité peut être caractérisée mathématiquement. Cette propriété, dite de contraction, fournit également un mécanisme très simple de construction progressive de systèmes robotiques arbitrairement complexes à partir d'un grand nombre de sous-systèmes eux-mêmes contractants, en sachant que la stabilité et la convergence des combinaisons seront automatiquement garanties18.
Plus spécifiquement, un système dynamique non linéaire est contractant s'il « oublie » exponentiellement ses conditions initiales. Autrement dit, si l'on perturbe temporairement un tel système, il reviendra à son comportement nominal - il reprendra ce qu'il était en train de faire - en un temps donné. On peut montrer que ce type de système peut être caractérisé par des conditions mathématiques relativement simples. Mais surtout que la propriété de contraction est automatiquement préservée par toute combinaison parallèle, en série ou hiérarchique, et certains types de rétroaction ou recombinaison dynamique de sous-systèmes eux-mêmes contractants. Permettant du coup de jouer au Lego avec des systèmes dynamiques19.
Remarquons qu'au moins pour des petites perturbations, un tel type de robustesse est en fait une condition nécessaire à tout apprentissage : un système dont les réponses seraient fondamentalement différentes à chaque essai serait incompréhensible.
Revenons à la grenouille d'Emilio Bizzi. L'architecture simplifiée mise à jour est intéressante intuitivement, car elle réduit considérablement la dimension et donc la complexité des problèmes d'apprentissage et de planification. Mathématiquement, ce type d'architecture est proche du concept - très classique en robotique - de champs de potentiels, où l'on utilise les moteurs du robot pour créer des « ressorts » virtuels dans des problèmes de navigation et de contrôle. Mais il en est aussi différent, de par la modulation temporelle des primitives, elle-même le résultat de processus dynamiques en amont. On peut montrer que chacune des primitives motrices de la grenouille vérifie la propriété de contraction, et donc que toutes ces combinaisons, parallèles et hiérarchisées, sont automatiquement stables.
Les signaux mesurés dans le système nerveux, par exemple ceux impliqués dans le contrôle du mouvement, correspondent rarement à des quantités physiques « pures », mais plutôt à des mélanges2, par exemple de positions et de vitesses. Alors qu' a priori ces signaux composites pourraient paraître mystérieux ou même être des imperfections, ils relèvent sans doute de bonnes raisons mathématiques. En effet, on peut montrer que l'utilisation de combinaisons judicieuses de variables peut réduire très sensiblement la complexité des problèmes d'estimation et de contrôle, et même réduire l'effet des retards de transmission de l'information.
En théorie du contrôle, par exemple, on utilise souvent des variables dites « de glissement » sliding variables , combinaisons linéaires d'une quantité et de ses dérivées temporelles. Ces combinaisons peuvent être facilement choisies de façon à réduire un problème d'ordre quelconque à un problème du premier ordre, beaucoup plus simple à résoudre. Elles correspondent à créer mathématiquement des séries de modules contractants.
D'autres problèmes que le système nerveux doit résoudre sont essentiellement identiques à des problèmes résolus par les ingénieurs. Dans le système vestibulaire humain l'oreille interne, par exemple, les « otolithes » mesurent l'accélération linéaire, et les « canaux semi-circulaires » mesurent la vitesse angulaire au moyen d'une mesure tres filtrée de l'accélération angulaire. Cette configuration est essentiellement la même que dans les systèmes dits strapdown de navigation inertielle sur les avions modernes, où un algorithme classique utilise ces mêmes mesures pour estimer la position et l'orientation de l'avion.
Faculté de prédire. Une notion essentielle à prendre en compte est la faculté de prédire2,3. Prédire est l'une des principales activités du cerveau. On la retrouve dans l'anticipation de la trajectoire d'une balle à attraper20, l'évitement d'obstacles mobiles, la préparation du corps à l'éveil dans les dernières heures de la nuit, voire dans l'aberrante efficacité de l'effet placebo plus de 30 % dans la plupart des maladies bénignes.
Prédire joue également un rôle fondamental dans la perception active orienter le regard, par exemple et l'attention. Dans le système nerveux, l'information est sélectionnée, filtrée, ou simplifiée à chaque relais sensoriel. Si l'on considère par exemple la partie du thalamus correspondant à la vision, moins de 10 % des synapses amènent des informations provenant des yeux et déjà préfiltrées au passage, et toutes les autres synapses servent à moduler ces informations17 !
Du point de vue mathématique, toutes ces questions relèvent de la théorie des observateurs, qui sont des algorithmes utilisés pour calculer ou pour prédire l'état interne d'un système en général non linéaire à partir de mesures partielles, souvent externes et bruitées. Typiquement, un observateur se compose d'une simulation du système utilisant un « modèle interne » peut-être approximatif, guidée et corrigée par les mesures prises sur le système. Dans les problèmes de perception active et sous certaines conditions, l'observateur permet aussi de sélectionner, a priori , la mesure ou la combinaison fusion de mesures à effectuer qui seront les plus utiles pour améliorer l'estimation de l'état du système à un instant donné, une idée inspirée du système nerveux et utilisée aujourd'hui dans les systèmes de navigation automobile automatique.
Parce qu'ils se fondent sur des mesures partielles, les observateurs permettent aussi de généraliser à des processus dynamiques la notion de mémoire adressable par le contenu content-addressable memory , chère aux amateurs de réseaux de neurones artificiels. Par exemple, une personne peut être reconnue à partir seulement d'une image de ses yeux, un concerto de Ravel à partir des premières mesures. Et, dans un processus physiologique minutieusement décrit, élaboré sur le plus archaïque de nos sens, la madeleine de Proust conduit automatiquement aux huit volumes de la Recherche .
Pour le problème de l'unité de la perception, la notion de contraction suggère un modèle possible pour expliquer la convergence globale des interactions rapides dans le système thalamo-cortical et la variation régulière de la perception au fur et à mesure que les données sensorielles changent : il suffirait que la dynamique de chacune des aires impliquées soit contractante. Inversement, le principe d'un vaste réseau de systèmes contractants spécialisés, totalement décentralisé mais globalement convergent, peut être utilisé dans un système artificiel pour intégrer diverses informations sensorielles et algorithmes de traitement. De plus, on peut montrer que ces boucles d'interaction sont un moyen particulièrement efficace et rapide de partager le traitement de l'information entre divers systèmes, puisque le temps de réponse de l'ensemble ne dépasse pas celui du système le plus lent. Cette rapidité contraste fortement avec celle d'une architecture centralisée ou hiérarchisée, où les temps de réponse s'accumulent et deviennent totalement prohibitifs pour de grands systèmes.
Téléprésence. Petite note historique : en Union soviétique, les discours fleuve annuels sur le socialisme scientifique ont suivi, littéralement, l'évolution de la cybernétique interprétée au sens large comme science du « gouvernement » et ont donc vu apparaître au début des années 1980 les ancêtres des systèmes décentralisés que nous venons de décrire. On connaît la suite.
Un problème similaire à celui des boucles lentes se rencontre en téléprésence, où des délais de transmission non négligeables entre robot-maître et robot-esclave créent d'importants problèmes de stabilité. L'une des façons de le résoudre est d'utiliser pour les transmissions un type particulier de variable composite, qui revient à ce que chaque transmission simule une onde dans une poutre mécanique virtuelle. En effet, une poutre transmet des ondes dans deux directions avec des délais, mais est naturellement stable. Le cerveau utilise-t-il de telles combinaisons dans ses boucles lentes14,18,21 ?
Ce type d'architecture et de telles « variables d'onde » pourraient également être exploités dans d'autres systèmes artificiels. Par exemple, dans les problèmes de calcul asynchrone distribué, où des milliers d'ordinateurs, communiquant entre eux par Internet, doivent être coordonnés pour résoudre un problème commun.
Par Jean-Jacques Slotine
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